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UNE BREVE HISTOIRE DU CHANT GREGORIEN
par Denis CROUAN

Si nous voulons retracer rapidement l’histoire du chant grégorien et l’expliquer à des personnes qui ne connaissent pas ou mal le grégorien, il faut parler - sans trop entrer dans les détails - de deux choses distinctes: les paroles et les mélodies. La parole chantée est ce que nous appelons ordinairement le “chant grégorien”.

I. LA PAROLE.

1. Les psaumes.

A l’origine du chant grégorien, il y a les 150 psaumes dont la composition est attribuée au roi David (env. 1000 avant J.C.). Ces psaumes, qui sont des “prières poétiques” pour diverses circonstances, ont eu une place très importante dans la liturgie des Juifs. Jésus lui-même en cite régulièrement des passages et l’on sait que sur la croix, il a récité le Psaume 21: “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné...” Les premiers chrétiens étaient des Juifs convertis; ils sont donc restés fidèles à la prière des psaumes. Les premières liturgies chrétiennes - qui se déroulent avant que les Evangiles n’aient été mis par écrit - reprennent elles-mêmes les textes des psaumes.

2. Les passages de l’Evangile.

Lorsque les Evangiles sont composés, la liturgie chrétienne en saisit des passages pour les ajouter aux textes déjà connus des psaumes. Ces passages sont choisis en respectant deux grands critères: soit on choisit un passage narratif qui rappelle un épisode de la vie du Christ ou qui reprend une parole tirée de son enseignement, soit on choisit un passage qui exprime une démarche intérieure de foi ou une attitude extérieure capable d’exprimer cette démarche.

3. Les textes plus tardifs.

On peut aussi trouver des textes qui sont des compositions ecclésiastiques plus ou moins inspirées de textes bibliques. On aboutit ainsi à la constitution d’un corpus de textes qui possède deux caractéristiques: premièrement, certains textes sont “adaptés” à la liturgie et ne reprennent pas exactement le texte biblique original, et deuxièmement, les “organisateurs” de ces textes sont - à quelques rares exceptions près -anonymes.

4. La langue.

Il faut aborder un dernier point concernant la parole: la langue. Le chant qui est l’ancêtre du grégorien - et au sujet duquel nous ne savons pour ainsi dire rien - n’a pu naître que lorsque l’Eglise a employé la langue latine. Sans latin, pas de chant grégorien...
Au cours des premiers siècles, la liturgie se fait en grec qui est la langue ordinairement comprise dans le bassin méditerranéen. Puis, au cours du IIIè siècle, on passe assez rapidement du grec au latin. Mais, contrairement à ce qui a souvent été dit, l’usage du latin ne se fait pas pour permettre aux fidèles qui parlent cette langue de comprendre la liturgie. Car le latin qui va être utilisé par l’Eglise n’est pas le latin qui est parlé dans la rue et que les gens comprennent: en liturgie, c’est un latin spécial qui va être utilisé dans le but de donner à la chrétienté un outil linguistique pouvant garantir la justesse des notions théologiques. Pour les chrétiens, ce ne sont pas tellement les mots de la liturgie qu’il faut absolument comprendre, mais la liturgie elle-même: c’est par son mouvement, par son déroulement harmonieux qu’elle crée un “climat” capable d’entraîner le fidèle dans la prière. La liturgie s’adresse donc plus à l’oeil qu’à l’ouïe; d’où l’utilité de sa ritualisation et de mise en valeur de sa beauté intrinsèque. Et il en sera ainsi jusqu’au XXè siècle... jusqu’à l’installation des micros et des hauts-parleurs dans les églises qui vont conduire à donner de l’importance à ce qui s’entend - et donc doit être compris des fidèles, alors même que ça ne s’adresse pas à eux directement - au détriment de ce qui doit se voir.
Grâce à l’emploi du latin, donc, la langue liturgique va gagner une élasticité, une souplesse, une flexibilité qui feront que les textes sacrés deviendront capable de s’épanouir en chant. Il ne restera plus aux compositeurs qu’à ciseler ce chant que les mots ont comme mûri en eux.

II. LES MELODIES.

Au moment où la liturgie passe du grec au latin, le chant grégorien n’existe pas encore. Il attendra encore plusieurs siècles pour naître.

1. Les ancêtres du grégorien.

Durant les premiers siècles, la liturgie de l’Eglise présente des visages très variés. Il existe, en effet, une grande variété de rites, chacun ayant son chant propre.
Quelle est l’origine de cette diversité de rites? Judéo-chrétienne à l’origine, la liturgie de l’Eglise naissante, avec l’accueil de néophytes non juifs, est obligée d’intégrer des symbolismes plus universels. A Jérusalem, puis à Antioche, à Alexandrie, à Rome, et plus tard à Byzance, le même enseignement évangélique, la même filiation apostolique et la même prière liturgique, unissent toutes les communautés chrétiennes tant orientales qu’occidentales. Le noyau central de la liturgie - la “fraction du pain” - est sensiblement le même partout. Mais autour de la prière eucharistique qui constitue le coeur de la liturgie (offrande, récit de la Cène, consécration et communion), s’ajoutent peu à peu d’autres éléments (lectures de lettres des Apôtres, d’extraits de l’Evangile, prières d’intercessions, processions, proclamation du Symbole des Apôtres, de la “Prière de Jésus”, prières d’action de grâces... etc.) dont l’agencement va donner la forme spécifique de chaque rite.
Au IVème siècle, la fin des persécutions marque pour toute la chrétienté une sorte d’éclosion printanière à la fois théologique et liturgique. Dans le même temps, les cinq Eglises-mères (les Patriarcats apostoliques de Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Rome et Constantinople) doivent combattre ensemble les premières grandes hérésies afin de maintenir la vraie foi, l’ “orthodoxie”. C’est toujours le respect de la liturgie reçue des “Anciens” qui va garantir l’unité dans la vraie foi.
Ainsi donc, pendant tout le premier millénaire, l’unité de la foi sera maintenue en même temps que l’unité de la prière liturgique. Toutefois, si l’unité liturgique demeure bien marquée, elle n’exclut jamais des différences légitimes, principalement dans les formes et les expressions extérieures du culte.
Parmi les différentes expressions du culte figure le chant: comme il existe des familles rituelles différentes, il existe des chants différents... qui partagent des caractères communs sur le plan mélodique. Parmi ces chants existe le “romain”, propre à la liturgie romaine. On sait peu de choses à son sujet. Probablement n’était-il pas très démonstratif, très orné: à Rome, on se voulait plus attentif aux textes qu’aux mélodies.

2. La naissance du grégorien.

Le grégorien que nous connaissons est le fruit de deux événements.
Le premier est le travail de compilation liturgique effectué sous la houlette de S. Grégoire-le-Grand, pape de 590 à 604. Pour mettre de l’ordre dans la célébration des sacrements - et surtout de la messe - S. Grégoire organise les textes liturgiques: il améliore ce qui doit être amélioré, supprime ce qui n’a pas de raison d’être, organise d’une façon plus rationnelle le cycle liturgique... et distribue d’une façon plus cohérente les pièces devant être chantées. Nous ne possédons cependant pas la version originale de son travail. Mais c’est bien grâce à lui que la liturgie romaine reçoit une base stable.
Le second événement est l’alliance de Pépin-le-Bref avec le pape Etienne II. L’histoire est connue: le pape Etienne II (752-757) demande à Pépin-le-Bref de l’aider à lutter contre les Lombards qui menacent Rome. En 753 Pépin-le-Bref envoie l’évêque de Metz, Chrodegang, inviter le Souverain Pontife. Ce dernier se décide à traverser les Alpes pour demander l’aide du roi des Francs. En janvier 754, à Ponthion, Pépin-le-Bref vient au-devant d’Etienne II. Il s’agit d’un acte de politique à la suite duquel le pape propose à Pépin une alliance par laquelle sera confirmée la grâce divine sur le roi des Francs et sur ses descendants. Le dimanche 28 juillet 754, à l'abbaye royale de Saint-Denis, Etienne II sacre une nouvelle fois Pépin en lui conférant les titres de “roi des Francs” et de “patrice des Romains”. Les fils de Pépin, Carloman et Charlemagne, sont aussi sacrés.
Quel rapport avec le chant grégorien?
Comme on le voit, le Souverain Pontife séjourne longuement dans le royaume franc; et il n’est pas venu seul; c’est une véritable “cour” qui l’accompagne: diacres, acolytes, chantres... etc. Or, partout où il se rend, Etienne II célèbre la liturgie selon le rite romain; et ses chantres chantent... du chant romain. Les relations entre le pape et le roi des Francs étant au “beau fixe”, Pépin-le-Bref, pour prouver sa volonté d’union forte avec Rome, décide que ce sera la liturgie romaine - celle du pape - qui sera désormais célébrée dans les églises de son royaume.
Fort bien: mais pour célébrer la liturgie romaine (qui, soulignons-le, ne ressemble pas totalement à celle qui est arrivée jusqu’à nous au moment du dernier Concile) il faut savoir chanter les mélodies romaines! C’est à partir de là que se produit un travail considérable. Il s’agit:
- de procurer des livres “romains” aux prêtres qui devront célébrer la liturgie romaine. Or l’imprimerie n’existe pas plus qu’internet... Il faut donc chercher des livres, les trouver et les recopier. Et quand on recopie, on adapte: inutile de conserver des liturgies pour des fêtes romaines qui ne sont pas célébrées par les Francs; mais nécessité d’ajouter dans les copies de livres romains les liturgies locales auxquelles tiennent les Francs... etc.
- de procurer des livres de chant aux chantres francs qui devront apprendre le chant romain. Et là, il y a un sérieux problème: les livres de chant venus de Rome fournissent les textes... mais pas les mélodies. Pour la bonne et simple raison qu’à l’époque la notation musicale n’existe pas: on ne sait pas transcrire la musique. Tout est su par coeur.
Il faut donc que des chantres romains viennent apprendre aux chantres francs les mélodies de la liturgie romaine. On peut facilement imaginer ce qui se passe: tant que les chantres romains sont là, les chantres francs imitent ce qu’ils entendent et se calent sur le chant de leurs “collègues”. Mais dès que les Romains repartent chez eux, les Francs oublient une partie de ce qui leur a été appris et reprennent certaines de leurs anciennes habitudes. De là naît un chant “romano-franc”: il est l’ancêtre direct du chant grégorien que nous connaissons. Mais pour que les mélodies “romano-franques” puissent être retenues et diffusées sans être altérées, il faut encore inventer un outil. Ce sera...

2. L’écriture musicale.

On pense aujourd’hui que la presque totalité du répertoire romano-franc est élaborée en quelques 70 années. Il faut à présent stabiliser ce répertoire afin de pouvoir l’apprendre et le diffuser. Nous sommes encore dans un contexte de tradition orale; les gens retiennent facilement. Cependant, quand il y a hésitation et discussion au sujet d’une mélodie, d’une interprétation, il faut pouvoir trancher. Pour pouvoir régler les cas litigieux, on va avoir recours à ce qu’on peut appeler des “pense-bêtes”: des marques pour se souvenir de la façon dont il faut chanter tel passage. Ceux qui sont chargés de copier les textes liturgiques sont généralement des moines; et les moines sont des grammairiens qui ont déjà à leur disposition des signes. Pourquoi ne pas les utiliser aussi en musique? L’accent aigu peut indiquer les sons les plus élevés d’une mélodie; l’accent grave les sons les plus bas... etc. C’est à partir de cette idée “géniale” que va pouvoir s’élaborer, à partir du IXe siècle, le premier système d’écriture musicale: l’écriture “neumatique”. “Neuma”, en grec, signifie simplement “signe”: le neume n’est pas une note; il est un signe écrit qu’on pourrait comparer au signe que trace dans l’air un chef de choeur. Il ne précise pas la hauteur des sons mais indique les subtilités du chant, les nuances, les cellules mélodiques (qu’on appelle aussi “mots mélodiques”) des longs mélismes (i.e. successions de sons chantés sur une syllabe), les appuis rythmiques... etc.

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L’écriture neumatique n’aura pas que des avantages: avec elle, la mémoire va devenir paresseuse. A quoi bon faire l’effort de retenir par coeur ce qu’on peut écrire? Au fur et à mesure que la mémoire se fait indolente, l’écriture musicale doit se faire plus précise. Vont donc apparaître successivement:
- l’étagement des neumes en fonction de la hauteur des sons;
- les lignes précisant la hauteur d’une note;
- la portée faite de plusieurs lignes.
Progressivement, l’intention de noter les subtilités de la ligne mélodique disparaît pour être remplacée par le souci d’indiquer avec précision la hauteur de chaque note.
Le trait de plume du copiste s’épaissit: il ne s’agit plus que de situer une note sur une ligne. C’est l’apparition, au cours des XIIè et XIIIè siècles, des notes carrées, lesquelles seront conservées jusqu’à nos jours pour la notation des mélodies grégoriennes.

3. Evolution.

Grâce au perfectionnement de l’écriture musicale, le grégorien peut être utilisé comme base des premières polyphonies. Mais ceci est une autre histoire...
Le chant grégorien lui-même va poursuivre son propre chemin. A la Renaissance, période marquée par le goût pour la polyphonie savante, certains musiciens perdent de vue sa valeur spécifique: ne cherchant à le comprendre que sous un aspect purement musical, ils n’en saisissent plus toujours sa dimension essentiellement spirituelle.
Au cours des XVe et XVIe siècles, les mélodies grégoriennes sont alors déformées, amputées, “arrangées” pour mieux correspondre à l’idée que l’on se fait de la liturgie et du chant qui doit “agrémenter” les cérémonies. C’est ce chant plus ou moins déformé qui va survivre jusqu’au XIXè siècle. Il ne sera redécouvert que grâce à un travail plus général de réhabilitation du rite romain entrepris par Dom Guéranger, restaurateur de l’abbaye de Solesmes, qui profitera par la suite d’un courant favorable à la liturgie initié par le pape S. Pie X. A l’atelier de paléographie musicale de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, des spécialistes - moines mais aussi laïcs - vont s’employer à retrouver les racines du chant grégorien, à corriger certaines erreurs d’exécution nées à la fin du XIXè s. - comme par exemple le comptage ou la façon de chanter le “salicus” -, à débusquer les secrets de son interprétation qui permettent de le comprendre comme “acte liturgique”, sans pour autant prétendre l’enfermer dans un style d’interprétation particulier.

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Les découvertes faites permettent de comprendre que c’est le texte liturgique chanté qui constitue l’élément essentiel du chant grégorien. Ainsi enveloppée dans la mélodie qu’elle a elle-même fait naître, la parole biblique chantée s’adresse à l’âme sans l’écraser par une rationalité qui exigerait une univocité du sens. Grâce au chant grégorien, chacun peut recevoir la parole de Dieu comme il le peut, à son propre rythme: chacun répond dans la liberté à l’appel qu’il perçoit.
Reste, pour certains, la difficulté du latin. Le grégorien serait un obstacle à la participation à la liturgie.
Ceux qui affirment cela oublient généralement que le chant grégorien fait corps avec la liturgie dont le “langage” s’adresse à l’oreille mystique de l’homme, à son âme “capable de Dieu”. Or tout homme en est doté et peut donc entendre le langage de la liturgie.
Le chant grégorien n’est plus audible par celui qui, relativiste, n’admet que ce qu’il comprend ou ressent. Or la liturgie chantée en grégorien nous apprend à déjouer cette prétention: elle nous fait approcher Dieu en shuntant le circuit usé de la connaissance sceptique ou sensuelle (pour reprendre ici une expression du P. Diradourian).
Le chant grégorien conserve cette possibilité de connecter l’homme directement au mystère de Dieu qui ne se révèle pas “aux sages et aux intelligents” mais qui se fait “sensible au coeur”. Ainsi le chant grégorien, né de la contemplation des mystères divins, est-il une théologie mise à la portée des plus humbles. Voilà pourquoi le concile Vatican II, dans sa Constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie, a jugé nécessaire d’en rappeler toute la valeur.

* * * *
A L'ORIGINE DU CHANT GREGORIEN
ET DE SON APPELLATION

Deux siècles après la mort de Grégoire, à la fin du VIIIe siècle, apparaît dans le quart nord-est de la Gaule franque (dans un espace entre Aix-la-Chapelle, Rouen et Reims) un nouveau répertoire de chant liturgique. Il suit le même “ordo” liturgique que le chant romain, reprend les mêmes textes que ceux de la liturgie romaine, mais pas la même mélodie.
C’est un chant “carolingien” : il est romain par son texte et son ordonnance liturgique mais pas par ses mélodies. Il se répand progressivement en Europe sous la pression du pouvoir politique. D’abord en Gaule où il efface le chant gallican, ensuite au sud de l’Italie (contrôlé par Charlemagne) où il efface le chant bénéventais qu’avait connu et chanté Saint Benoît au Mont Cassin, enfin en Espagne où grâce à la complicité des moines de Cluny il efface le chant hispanique. A Milan, ce chant nouveau n’arrive pas à s’imposer : les fidèles de ce diocèse tiennent à “leur” chant composé par “leur” évêque, Saint Ambroise.
Plus tard, le chant “carolingien” arrivera à effacer le chant de Rome. Comment y parvient-il ? Grâce à la complicité de tous. A Rome, il y a beaucoup de maisons-mères de religieux dans lesquelles on chante le “chant du pays” : les Dominicains chantent leurs chants du sud-ouest ; les cisterciens chantent leurs chants cisterciens... etc. Jusqu’au jour où un pape ne supporte plus cette diversité qu’il considère comme un facteur d’anarchie liturgique qui met la foi en péril. Ce pape, c’est Innocent III (1198-1216). Il ordonne que disparaissent tous les chants anciens afin que les livres utilisés par les Franciscains deviennent la norme à Rome. Ne subsisteront que cinq livres du vieux chant romain : deux sont à Londres, trois à la bibliothèque Vaticane.
Revenons au chant “carolingien”. Les premiers manuscrits, au IXe siècle, nous donnent seulement le texte des chants sans musique. Mais à partir de l’an 900, les mêmes livres apparaissent augmentés de neumes : c’est la première fois qu’en Occident on essaie de représenter graphiquement la musique. Enfin, au XIe siècle, apparaissent les notes.

0850 Saint-Gall Gregorien Dominus Dixit ad me

Ce chant “carolingien” vient de ce que Pépin-le-Bref, puis Charlemagne, ont voulu imposer dans leurs états les usages romains afin de réaliser une unité politique cimentée par une unité spirituelle. Ils avaient obtenu, dès avant que Charlemagne ne soit empereur, des livres romains - des “antiphonaires” - qui précisaient ce qu’on doit chanter à la messe. Ils les avaient fait soigneusement recopier et avaient aussi fait faire des “ordo” - des “ordines” -contenant des descriptions des différents offices.
Copier des manuscrits était relativement facile ; mais faire voyager le chant lui-même pour le diffuser était nettement plus compliqué ! Il y a eu des tentatives. Ainsi, l’évêque de Rouen, le demi-frère de Pépin-le-Bref, Remedius, a-t-il fait venir le deuxième chantre de la schola romaine pour donner des cours de chant à Rouen ; malheureusement, à Rome, le premier chantre de la schola romaine est mort et le pape a rappelé son deuxième chantre. Les cours de chant se sont donc terminés rapidement.
Très vite, les musiciens de Gaule se sont trouvés devant une nouvelle tâche : chanter les textes romains pour l’année liturgique romaine et composer les mélodies. Les compositeurs se sont mis au travail. Ils ont élaboré un répertoire qu’on peut qualifier de “chant carolingien” et qui est resté romain par son texte mais pas par sa musique. On peut dire que ce chant est un témoin de la liturgie romaine inculturée en Gaule.
Lorsque le pape Adrien, en 791, envoie à Charlemagne un livre de la liturgie (pas un livre de chant, mais un livre de prière), il prend soin de lui expliquer que “la Sainte Eglise catholique reçoit du pape Saint Grégoire lui-même l’ordonnance des messes, des solennités et des oraisons...” Mais Adrien faisait-il allusion au pape Saint Grégoire-le-Grand dan sa missive ? On n’en est pas certain. En effet, un autre pape Grégoire, Grégoire III, quelques dizaines d’années avant, venait d’achever une réforme liturgique (déjà !).
C’est sur cette confusion entre deux papes Grégoire que va se construire la “légende” du chant grégorien qui a ses fondements dans la politique de Charlemagne plus que dans la liturgie romaine à proprement parler.
Cette “légende” (le mot n’a ici rien de péjoratif) apparaît dans les premiers manuscrits de chant liturgique sous la forme d’un petit poème : “Gregorius praesul”. Le “praesul” désigne l’évêque de Rome.
Dès la fin du VIIIe siècle et au début du IXe, dans certains manuscrits qui donnent les textes des chants liturgiques des messes, on trouve ce petit poème qui dit : “L’évêque Grégoire, digne par le nom comme par les mérites, s’est élevé à l’honneur suprême (c’est à dire le souverain pontificat). Il a rénové les monuments des anciens pères et composé ce petit livre d’art musical pour la schola des chantres pour l’année liturgique.”
Il s’agit là, très certainement, d’une reprise des termes d’Adrien dans sa lettre à Charlemagne lorsqu’il dit que la Sainte Eglise catholique reçoit du pape Grégoire lui-même l’ordo des messes, des solennités et des oraisons... Mais dans aucun sacramentaire d’origine romaine on ne met la figure de Saint Grégoire-le-Grand en tête. Le petit poème dont il est question ici apparaît en milieu franc, en milieu carolingien : ce sont donc bien les Carolingiens qui promeuvent la figure de Grégoire en tête de leurs livres de chant. On ne verra jamais ça à Rome ! Le but du poème est donc bien de persuader les fidèles que ce livre - le nouveau qui doit être diffusé - contient la messe de Rome, le chant de la liturgie romaine : il faut donc impérativement se l’approprier.
Le petit poème à la gloire de Grégoire va se développer et même être chanté. Au XIe siècle il reçoit une mélodie qui figurera en tête de l’édition vaticane de... 1908.
Un autre prologue dit : “Le très saint Grégoire (on ne précise jamais lequel...) répandait sa prière devant le Seigneur pour obtenir d’en haut le don musical dans le chant. Alors le Saint -Esprit descendit sur lui en ayant l’apparence d’une colombe et illumina son cœur. Et ainsi il commença à chanter en disant “Ad te levavi”...” A côté de ce texte se trouve généralement une illustration : on voit le pape assis (là position du maître) avec une colombe qui vient lui susurrer à l’oreille les paroles du chant. Et à ses pieds un scribe prendre note... Le scribe écrit les neumes.
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La boucle va se fermer quand l’histoire officielle prendra cette légende pour l’intégrer. Ce qui se fait à la fin du IXe siècle, sous la plume d’un certain Jean Diacre, qui écrit une biographie de Saint Grégoire-le-Grand en 872–873, donc trois siècles après la mort du grand pape. Voici le passage qui nous intéresse : “Ensuite, à la manière du très sage Salomon, dans la maison du Seigneur, en raison de la componction que provoque la douceur de la musique, il compila avec le plus grand soin le recueil de l’Antiphonaire, très utilement pour les chantres. Il fonda aussi la schola des chantres qui maintenant encore pratique le chant dans la sainte Eglise romaine sur les bases établies par lui. Jointes à d’autres propriétés qu’il lui affecta, il fit bâtir à l’intention de cette schola deux bâtiments ; l’un au pied de la basilique du bienheureux Apôtre Pierre et l’autre à proximité des bâtiments du patriarchum du Latran où l’on conserve aujourd’hui encore, avec la vénération convenable, outre son Antiphonaire authentique, le lit de repos (le pape était malade) et sur lequel il dirigeait les leçons de chant, ainsi que le martinet avec lequel il menaçait les enfants. Il répartit les revenus de ses biens entre ces deux bâtiments sous peine d’anathème (...). »
Trois siècles après la mort de Saint Grégoire, c’est la première fois que tous ces détails sont donnés. C’est bien pourquoi il convient de parler d’une “légende”. Mais pourquoi cette légende ? Pour en saisir le bien-fondé, il ne faut pas projeter sur le passé les manières de penser d’aujourd’hui. Nous jugeons les Anciens à la lumière de nos critères alors que l’homme du moyen âge n’a pas les mêmes conceptions que nous de l’autorité intellectuelle. L’histoire de Saint Grégoire fait partie de la mentalité ancienne qui permettait de fixer le droit de l’Eglise en s’appuyant sur une autorité incontestable. C’est en fin de compte une façon de faire qui s’appuie sur un réflexe très humain : nous avons besoin d’avoir des modèles.
Mais dans le texte de Jean Diacre se trouve un détail intéressant : il est question de l’ “Antiphonaire authentique”. Ce qui laisse supposer qu’on utilisait existait à cette époque des antiphonaires... non-authentiques. En fait, en Gaule, avant Pépin-le-Bref, la liturgie connaissait beaucoup de variantes, beaucoup de versions différentes. Donc, pour s’attacher à Rome et en même temps à l’Empereur, il fallait une référence. Derrière cet “antiphonaire authentique” de Saint Grégoire - qui n’a jamais existé - se joue toute la question de l’unification de l’Europe sur une base religieuse.
La légende grégorienne a donc été voulue par les Carolingiens pour asseoir une liturgie, et donc un chant, et donc une unité. Par la suite, le rôle attribué à Saint Grégoire sera oublié : on n’en parlera plus avant la fin du XIXe siècle lorsque se posera à nouveau le problème de l’unité liturgique.

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QUELQUES REGLES SIMPLES
POUR MIEUX CHANTER LE GREGORIEN

1. CONTRÔLER SA VOIX.
Souvent, nous perdons le contrôle de notre voix dès qu’il s’agit de chanter : nous nous mettons à chanter fort, plus fort que les autres, quand nous pensons bien connaître un chant, ou quand une pièce nous plaît particulièrement, ou quand l’accompagnement de l’orgue est trop fort, ou encore quand la puissance des micros de l’église est mal réglée et que celui qui chante à l’ambon incite à chanter... encore plus fort que lui.
Souvenons-nous que même si nous avons à remplir le volume d’un sanctuaire, Dieu n’est pas sourd ! Il nous faut donc sans cesse garder le contrôle de ce que nous chantons, de la façon dont nous chantons. Et garder aussi un bon « tempo » : un chant ne devient pas plus « religieux » parce qu’il est chanté avec lenteur.
Chacun doit donc apprendre à garder le contrôle de sa propre voix : le célébrant à l’autel, le chantre à l’ambon, le choriste à la tribune, le fidèle dans la nef. Pour cela, avant de vouloir chanter à tout prix, il faut apprendre à écouter et à respecter le silence du sanctuaire dans lequel se déploie la louange.

2. NE JAMAIS CHANTER UNE SUCCESSION DE NOTES.
Le grégorien n’est pas un chant constitué d’une succession de notes, mais d’inflexions vocales. N’oublions jamais que le chant grégorien a été composé et a été chanté en des siècles où les notes n’existaient pas... Le grégorien est d’abord une parole chantée ou, si l’on préfère, une « parole qui chante ». C’est donc bien le mot latin qu’il faut faire chanter ; et au-delà du mot, toute la phrase. Ce qui n’est pas du tout la même chose que chanter une succession de notes et de syllabes sans y mettre le moindre relief.

3. APPRENDRE A ARTICULER.
Le respect de la valeur des syllabes - valeur élastique même quand elle est traduite par un simple « punctum » - de la couleur des voyelles, du timbre des consonnes... est essentiel. Chaque mot doit être correctement articulé pour pouvoir être correctement chanté et clairement entendu, pour qu’il puisse avoir sa propre vie au sein de la phrase grégorienne.
Le latin est une langue qui ne connaît pas les liaisons. Il faut donc éviter de « coller » la fin d’un mot au début du mot suivant. Par exemple, pour « Agnus Dei », le « s » de « Agnus » achève le mot « Agnus » et ne doit pas coller au mot « Dei ». Il ne faut pas que l’oreille entende « Agnu - sdei ». Même chose dans le « Credo » où l’on entend trop souvent « Patre - momnipotentem »...

4. BIEN ACHEVER LES MOTS ET LES PHRASES.
Tout mot latin, toute phrase, a une syllabe finale qui a autant d’importance que l’ensemble du texte de la pièce qu’on chante. Les finales doivent être particulièrement soignées, posées sans heurts et non pas brusquement rompues ou appuyées.
La finale d’un mot achève l’épanouissement de l’accent réalisé sur la syllabe importante de ce mot (= l’accent verbal indiqué par un accent aigu dans les livres de chants : iustificatiónibus...). La syllabe finale d’une phrase met en relief l’atmosphère qui se dégage de l’ensemble de la pièce : son traitement mérite donc une grande attention.

5. NE PAS CHANTER DE FAÇON DISTRAITE.
Il est important de toujours chanter en faisant attention en même temps à ce qui est écrit dans le livre et aux indications données par le maître de chœur.
Ce n’est pas parce qu’on croit bien savoir une pièce grégorienne qu’il faut relâcher son attention : les chantres qui sont sûrs d’eux parce qu’ils connaissent une pièce par cœur sont souvent ceux qui répètent inlassablement les mêmes erreurs. Croyant pouvoir se dispenser de l’attention, ils ne tiennent pas compte des indications données par le maître de chœur et souvent même entraînent les autres choristes dans leurs fautes... C’est ce qui explique que les pièces les plus courantes sont généralement les moins réussies : la fameuse « Messe des Anges » et le populaire « Credo III » sont souvent exécutés d’une façon fort peu... « grégorienne ».
Il faut donc se concentrer et, à la fin d’une pièce, ne pas bouger tant que le maître de chœur n’a pas fait signe qu’on peut poser son livre de chant, tant que le silence qui suit la dernière note chantée n’est pas total. Même le chant d’un « amen » demande de la concentration : le « amen » le plus simple se chante sur deux notes. Existe-t-il beaucoup de chorales capables de respecter ces deux notes ? Non. Car en général, par manque de concentration, d’attention, on se laisse entraîner à doubler, à tripler la valeur de ces deux notes, ce qui a pour effet de produire un « amen » pâteux, lent... Surtout si l’organiste croit utile d’accompagner cette acclamation en plaquant deux accords !

6. NE PAS RALENTIR LE CHANT.
C’est un phénomène naturel : une foule a toujours tendance à ralentir le chant. Il faut donc que les choristes veillent à ne pas chanter lentement, surtout au départ des pièces. Le grégorien doit demeurer un chant souple, léger, vivant : évitons de le traîner sous prétexte qu’il est un « chant sacré » et qu’un chant sacré est nécessairement lent.
Certes, chaque pièce possède sont propre « tempo » et l’on ne chante pas un graduel comme on chante un introït. On ne chante pas non plus un « Credo » - qui est une proclamation - comme on chante un « Sanctus », qui est une louange où nos voix sont associées à celles des anges (cf. Préfaces)
Enfin, pour ce qui concerne la vitesse du chant, il faut tenir compte de deux autres facteurs importants : l’acoustique de l’église et le nombre de choristes. Une acoustique généreuse impose un « tempo » plus lent. Ceci pour éviter que le chant ne devienne une véritable « bouillabaisse ». Une schola composée de 5 ou 6 choristes chevronnés, habitués à chanter ensemble, permet nécessairement un chant plus souple, plus allant, qu’une chorale de 30 personnes. De ce fait - pour ne prendre que cet exemple - un verset d’ « Alleluia » chanté par 5 chantres (ce qui est suffisant) devra être plus fluide que l’ « Alleluia » lui même et son « iubilus ». Il ne faut pas hésiter à marquer ces contrastes.

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7. RESPIRER CALMEMENT.
La respiration est d’autant plus importante que le grégorien impose parfois de chanter de longues successions de notes : des mélismes.
Pour réussir à chanter une longue phrase musicale, mieux vaut ne pas attendre le dernier moment pour reprendre son souffle : mieux vaut respirer souvent, et surtout calmement, pour bien remplir ses poumons. Cette façon de faire permet d’aller plus loin dans la phrase suivante.
Pour bien respirer, il faut « quitter le chant » doucement - ce qui ne peut se faire que si l’on n’est pas déjà à court d’air -, continuer à chanter dans sa tête pour ne perdre ni le « tempo » ni le texte, puis revenir dans le chant en fondant sa voix dans le chœur sans attaquer brutalement la note sur laquelle on repart. De cette façon, il n’y aura pas de « trou » dans le chant. Ce qui se produit généralement quand tous les chantres attendent consciencieusement d’être à bout de souffle pour respirer et reprennent inévitablement de l’air tous au même moment.

8. AVOIR UNE BONNE TENUE.
Pour bien chanter, il est nécessaire d’avoir une bonne tenue : être bien droit et avoir une bonne assise sur les deux jambes... sans être raide.
Il faut tenir son livre des deux mains et à hauteur de la poitrine, ce qui permet de suivre le texte et les notes tout en gardant toujours un œil sur les indications données par le geste du maître de chœur.
La tête doit rester droite : ce sont les yeux qui travaillent et qui bougent pour suivre la direction du maître de chœur, et non le cou ou la nuque. Il faut absolument s’interdire tout geste, tout mouvement qui conduirait à faire sa propre direction du chant, indépendante de celle du maître de chœur. Dom Cardine, à Solesmes, disait que même emporté par le chant, le choriste n’a le droit que de remuer discrètement un orteil dans sa chaussure...
Enfin, il ne faut jamais regarder ailleurs que devant soi, même si le voisin fait une fausse note ou s’il y a un bruit distrayant quelque part : la pratique du chant grégorien n’est pas difficile en elle-même, mais elle exige toujours de la discipline.
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9. APPRENDRE A « ECOUTER LA PARTITION » AVEC LES YEUX.
Avant de vouloir chanter, il convient d’avoir une vue d’ensemble de la partition musicale : il faut donc, avant tout, avoir préalablement repéré les notes essentielles, les formules mélodiques qui reviennent en plusieurs endroits, les montées et les descentes importantes, les mots soulignées par des notes particulières ou des mélismes, les phrases musicales qui se répondent ou s’opposent... etc.
Quand l’œil a bien fait ce premier travail de déchiffrage, alors l’oreille intérieure se met à l’ouvrage à son tour : elle permet d’entendre déjà en soi-même, grosso modo, la mélodie de la pièce. Certaines subtilités apparaissent alors et se mettent déjà en place : on ne sera pas surpris en travaillant la pièce avec les autres choristes.
Quand l’oreille intérieure a correctement achevé son travail, c’est la voix qui entre alors en action. A ce moment, il faut bien s’écouter soi-même et prendre conscience de ce que l’on fait : il faut contrôler si ce que l’on chante correspond bien à ce que l’on avait entendu intérieurement et se souvenir qu’une bonne exécution d’une pièce grégorienne résulte d’un subtil dosage de 20% de chant... et de 80% d’écoute attentive.
Enfin, le maître de chœur corrige, achève et parfait le travail.

10. L’ORGANISTE.
L’organiste donne le ton d’une pièce sans faire de fioritures.
Il accompagne
le plus discrètement possible en veillant à être dans le mode de la pièce (un bel exemple d’accompagnement qui ne respecte pas le mode d’une pièce est celui du « Credo I » : dans les livres d’accompagnements, il est systématiquement donné en majeur alors que le 4e mode dans lequel il est écrit imposerait le mineur).
Aux respirations, il devance très subtilement les choristes afin que ceux-ci ne soient pas hésitants à la reprise de la note qui débute la phrase musicale suivante.
Il ne traîne pas, surtout lorsqu’il s’agit d’accompagner une assemblée qui a l’habitude de ralentir.
Il s’abstient d’utiliser des jeux de 2’ ou des fournitures, lesquelles ont généralement pour effet de faire proprement « brailler » les assemblées qui, à ce moment, ne font plus attention à la façon dont elles chantent.

11. LE MAÎTRE DE CHŒUR.
Il reste un mot à dire à propos du maître de chœur. Ou plutôt de sa direction.
Partons du principe qu’il connaît les bases de l’interprétation du chant grégorien : l’importance de l’accent latin, le sens à donner aux épisèmes en fonction de leur place, le rôle joué par les « coupures neumatiques » qui structurent les pièces ornées et les mélismes... etc. Ne donnons donc ici que quelques conseils - ou « trucs » - permettant d’obtenir la meilleure interprétation possible du chant.
Il conviendra surtout :
- d’éviter une direction à deux temps ou qui fait des « moulinets » ;
- d’éviter une direction faite de gestes trop « morcelés » qui conduiraient à briser l’unité des mots et des phrases ;
- de donner de l’élan au chant, surtout dans les passages ascendants ; et pour cela mieux vaut s’interdire de faire comme des vagues en agitant les bouts des doigts mais veiller sans cesse à « porter » le chant en le dirigeant paumes des mains vers le haut ;
- d’éviter de laisser tomber - ou mourir - les fins de phrases (même là, la paume des mains est dirigée vers le haut afin de faire sentir que la dernière syllabe doit être correctement posée) ;
- de préparer le bon tempo d’une pièce afin que l’interprétation ne donne pas l’impression de démarrer de façon « poussive » et de n’atteindre sa « vitesse de croisière » qu’après échauffement des choristes.

* * *

* Pièces du Propre et du Commun de l'année liturgique (enregistrements pris au cours des Offices au monastère bénédictin Saint-Benoît de Sao Paulo)

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* Qu'est-ce que le chant grégorien ? (Résumé présenté par les moines de Solesmes).

* Le Choeur grégorien de Paris.

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* Le Choeur grégorien de Lisbonne (Portugal).

www.pisa-papeis.com


* Schola "Audi Filia" de Rosheim (Renseignements à l'adresse de notre Association.)

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* Atelier de Paléographie musicale de Solesmes.

* * * *
HOMMAGE A DOM EUGENE CARDINE o.s.b.

L’ŒUVRE SEMIOLOGIQUE
DE DOM EUGENE CARDINE (1905-1988)

Par Dom Jacques-Marie GUILMARD, moine de Solesmes
(Extraits)

« (...) N’est-il pas normal pour un musicien de chercher à comprendre et à exécuter le chant grégorien tel qu’il a été composé ? Dans les Conservatoires, on apprend non seulement à étudier les pièces d’un programme donné, mais aussi à se familiariser avec les auteurs, les milieux, les époques, pour mieux retrouver et la pensée créatrice et l’œuvre authentique. (...) Cet ensemble de connaissance est plus nécessaire encore, lorsqu’il s’agit des musiques anciennes, dans ces domaines où les musicologues se trouvent souvent en désaccord. Comme c’est assurément le cas pour le chant grégorien, il importe de savoir comment on peut prendre contact avec lui. » (Cf. Dom Eugène Cardine, La smiologie grgorienne, 1978)

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Pendant longtemps, dom Eugène Cardine a été le meilleur spécialiste de l’interprétation des signes neumatiques qui servent à écrire les mélodies du chant grégorien (i.e. sémiologie).
(...) Avant de commencer, on doit insister sur le fait que l’œuvre sémiologique de Dom Cardine fut celle d’un chantre occupé très habituellement à la prière liturgique. Dom Cardine aurait-il pu découvrir dans les manuscrits les secrets du grégorien, s’il ne l’avait pas chanté dans la liturgie ? Jusqu’à la fin de sa vie, et tant qu’il put se déplacer, il vint au chœur où, comme tout moine, il chanta assidument l’office divin. Il y donnait sa voix, sans s’interdire les gestes. Ainsi dans la psalmodie, son livre s’élevait-il, au chaque début de verset, pour marquer le mouvement. (...) Dès ses premières années de vie monastique, Dom Cardine commen
a à copier dans son graduel les signes neumatiques des manuscrits de Saint-Gall. Il cherchait à mieux connaître le chant grégorien afin de mieux l’exécuter. Ces signes ont été pour lui le moyen d’apprendre le chant sacré, comme sa vocation monastique lui en faisait l’obligation.
Durant des décennies, il a observé quotidiennement les différents procédés graphiques utilisés par les notateurs grégoriens, faisant des rapprochements qu’il mettait parfois en tableau. Cette assiduité à scruter est une condition indispensable pour entrer dans l’univers grégorien. Le fruit de ses recherches et de celles de ses élèves parut en 1968-1970 dans un ouvrage intitulé la « S
miologie Grgorienne ». (...) Quelques années plus tôt cependant (1957), Dom Cardine découvrait les « coupures neumatiques ». Les notations anciennes usent le plus souvent de graphismes continus ; ainsi la première note qui cesse d’être liée aux notes qui la précédent, est par le fait même soulignée. Repérer les coupures dans les tracés fait connaître des notes importantes, et permet de placer les appuis rythmiques avec plus d’exactitude. Cette faon de faire est commune à toutes les familles anciennes de notation du chant grégorien. (...) Malgré son originalité et son utilité, cette découverte a cependant une portée relative. Elle fait connaître la place de notes importantes, mais souvent d’autres moyens conduisent aux mêmes conclusions ; elle perce un des secrets de la notation grégorienne, étranger à notre faon de concevoir, mais il s’agit seulement d’ « écriture », et non pas directement du « grégorien ».

Unknown
L'offertoire "Ave Maria" (IVe dim. de l'Avent)
que Dom Cardine aimait tout particulièrement
utiliser pour faire comprendre la "coupure neumatique"

A la fin de la décennie 1960, une autre découverte dévoilait, elle, un aspect de l’esthétique grégorienne. Dom Cardine, ayant remarqué l’existence de « torculus » à tête faible (initio debilis), supposa que ces « torculus spciaux » faisaient partie d’un phénomène plus général. Il dut laisser à l’un de ses élèves le soin d’en faire une étude systématique. Quinze jours avant sa mort, il reut la thèse qu’il n’avait pu faire lui-même.
On parle d’ « initio debilis » pour un neume où la première note est faible, au point parfois de disparaître et de n’être pas notée dans les manuscrits. Ce genre d’attaque revient souvent dans le grégorien. Les cordes fortes sont ainsi atteintes d’une manière douce et les cadences sont préparées. (...)
La dernière découverte de Dom Cardine est celle de la « notion de valeur ». Il en fit un premier exposé en 1972. L’importance de cette découverte dépasse tout ce que Dom Cardine avait trouvé jusque-là. Ce n’est plus seulement une particularité fréquente comme pour les « initio debilis », ici chaque note du grégorien est concernée. Il y eut d’abord les planches préparatoires à la « S
miologie Grgorienne » (1964) prouvant des équivalences entre signes et donc entre durées, prouvant aussi la variété des tempos. Cette appellation de « tempo » fut ensuite remplacée par celle plus large de « valeur », où l’intensité et plus généralement la qualité et le rythme sont inclus. Pourtant, Dom Cardine se satisfaisait encore en 1973 d’un syllabisme de base peu différencié. Mais ses nombreuses observations approfondissaient le sujet.
Contre les déviations qui se faisaient jour, il se mit à refuser de parler de « trois » valeurs, afin de ne pas induire en erreur. Un même signe n’a qu’une signification, quel que soit le contexte, sinon il ne signifie plus rien : il n’indique pas tantôt une valeur mélismatique, tantôt une valeur syllabique, tantôt une valeur augmentée.
En outre, le répertoire grégorien dans son entier peut-il vraiment se classer, au moyen des valeurs, en trois groupes absolument disjoints ?
Parti en guerre contre un mensuralisme inacceptable, Dom Cardine en arriva à mieux saisir les fondements mêmes du « rythme syllabique » grégorien ou, pour mieux dire, en quoi le syllabisme est le fondement du rythme grégorien. Grâce à de nombreuses observations (souvent étonnantes), on entrevoit la portée exacte de la notion de valeur et de ses conséquences. (...) La notion de valeur intègre dur
e et intensit, et se définit par la manière dont l’articulation des consonnes, la prononciation des voyelles, l’accentuation, imposent à la musique leur présence et la faonnent.
La rythmique grégorienne suit de très près le débit du texte chanté et en épouse chaque mouvement, au point d’abréger la durée des notes appartenant à des mélismes.
La « valeur » d’une syllabe est donc la « qualité » qu’elle possède en tant qu’élément rythmique du mot latin proclamé ; comme syllabe d’un mot significatif ou banal ; comme syllabe d’accent, de finale, de survenante ou d’antétonique ; mais aussi comme syllabe ayant telle consonne, telle voyelle.
Cette valeur syllabique de base, qui en général demeure sensiblement la même d’une syllabe à l’autre, et donc d’une note à l’autre, peut être modifiée par le compositeur. Les variations doivent être attribuées d’abord au génie latin, ensuite seulement à l’art du compositeur. Elles donnent à la mélodie une liberté et une spontanéité qui rendent la prière plus vivante.
Le lien qui existe entre la valeur rythmique des notes et le rôle des syllabes, exclut la possibilité pour le temps premier d’être divisé ; et lorsque les compositeurs veulent prolonger un son, leur seul procédé consiste à répéter et à multiplier le temps premier par des répercussions légères à l’unisson.
Ce même lien exclut également que la mélodie grégorienne soit fredonnée, sans paroles, au sens actuel du terme : « La mélodie porte ses accents sur l’épaule », disait d’une manière suggestive Dom Cardine. Elle est rythmée par les mots et, si on la fredonne, il faut le faire avec le rythme de son texte. Elle n’est pas une matière brute, mais un produit fini, une « mélodie-pour-mots ». Pas de musique, mais un « texte-chanté », car les compositeurs d’alors pensaient « texte-chanté ». Bien plus - et ce point est essentiel - grâce au contact continuel de la mélodie avec les mots, les mélismes possèdent un rythme marqué par l’influence des paroles latines et homogène à celui des passages peu ornés.
Dans une telle esthétique, il n’y a place pour aucune mesure (au sens technique du terme), ni pour aucune « prose rythmée ».
Quand les notes de la mélodie prennent leur indépendance vis-à-vis de la syllabe porteuse, la symbiose géniale entre le mot, la voix et le chant se perd à tout jamais. La voix pourra être utilisée comme un instrument à l’instar des autres instruments, jamais plus le rythme vocal ne sera le rythme, jusque dans sa noble et humaine matière, du mot-proclamé ; jamais plus la voix, première règle du chant, ne sera vraiment déterminée par le texte. Désormais on aura d’un côté les mots, et de l’autre les mélodies plaquées dessus par la voix. Les mots pourront faire sentir leur présence, mais ce sera d’une manière globale et occasionnelle, jamais comme soubassement rythmique, note par note, de la ligne mélodique. La voix ricochera sur eux, sans jamais les traverser.
La notion de « valeur » est commune aux chants liturgiques latins de l’époque de Charlemagne, « du pôle Nord jusqu’au pôle Sud » (Dom Cardine). Elle ne vient pas plus de Rome que de Gaule. L’esthétique grégorienne s’y est conformée, comme toutes les autres esthétiques contemporaines. Le texte décide en maître des durées, mais d’une manière constitutive, si bien que son influence n’a jamais été un joug. La notion de « valeur » a une grande part dans la riche et mystérieuse beauté du chant grégorien.
Les écrits de Dom Cardine doivent donc être étudiés de près, si l’on veut connaître véritablement le grégorien et le chanter. On y trouve une méthode respectueuse de la réalité spirituelle, textuelle, vocale et musicale du grégorien. Retenons particulièrement deux le
ons.
La manière très concrète de procéder de Dom Cardine s’oppose directement aux gnoses, qui tentent d’imposer leurs a priori au chant grégorien. Dom Cardine avait, à l’occasion, inventé le mot « aprioristiques » pour désigner ces fausses sciences, qui ne se soucient guère d’authenticité et débouchent sur des exécutions fréquemment fantaisistes sinon ahurissantes. De même, Dom Cardine est revenu sans cesse aux données des manuscrits comme seule référence authentique : leur témoignage doit être jugé afin de bien saisir ce qu’il signifie, mais non pas contredit. Trop souvent, les grégorianistes négligent - voire écartent - ce que les scribes, durant des générations, ont cru devoir recopier avec soin, parce qu’ils avaient conscience de transmettre un héritage précieux.
Le travail sémiologique est indispensable au chantre qui recherche le cadre proposé par la tradition manuscrite, même s’il y a évidemment place, dans l’exécution, pour une interprétation personnelle.
Dom Eugène Cardine est mort [en 1988]. Son œuvre n’a pas vieilli, et demeure un guide encore aujourd’hui. Terminons par une citation, qui nous permet d’illustrer notre propos sur un cas particulier et de faire connaître un texte de Dom Cardine inédit en fran
ais :
« De plus en plus nombreux et de mieux en mieux scientifiquement équipés, des chercheurs s’efforcent depuis plus d’un siècle de redécouvrir le visage original du chant grégorien. Et ainsi chaque génération s’est attachée à trouver l’authentique tradition. Les méthodes de travail, tributaires de leur époque, ont cependant amené les premiers chercheurs à mêler, ici et là, acquis encore trop fragmentaires et hypothèses. Des intuitions incontrôlables, des corollaires de principes tenus a priori pour nécessaires ou absolus, et des concessions faites au goût musical du temps ne mirent que trop souvent en question les résultats des meilleurs musicologues. (...) Aujourd’hui on reconnaît en grande partie la nécessité d’aborder l’étude du chant grégorien avec des méthodes plus rigoureuses afin de contrôler à nouveau, point par point, les éléments essentiels pour la synthèse. Chaque neume et, si besoin est, chacun de ses éléments graphiques doit être étudié dans la plus ancienne tradition manuscrite d’après le contexte concret. Ainsi se forma une sémiologie musicale comparée, qui met à jour sans cesse les nouvelles connaissances par la confrontation de différentes écoles d’écriture. (...) C’est le mérite du Père Walter Wiesli, d’avoir établi sur ce champ d’investigation étendu l’importance du « quilisma ». Il a examiné ce neume spécial avec une méthode extrêmement fiable, en tenant soigneusement compte des circonstances fort variées en chacun des différents contextes. Le travail présenté ici – qui mérite déjà reconnaissance, rien qu’à cause de son annexe paléographique établie avec soin – ne se borne pas seulement à confirmer des vérités déjà reconnues, mais il apporte de nouvelles découvertes, et permet ainsi un approfondissement dans la compréhension de l’esthétique grégorienne. Voilà précisément le but de tout travail dans le domaine de la sémiologie grégorienne. Sans hésiter nous désignons cet ouvrage du Père Walter Wiesli comme exemplaire dans son genre. » (Dom Eugène Cardine, Pr
face la thse de Walter Wiesli, Rome, le 16 janvier 1966.) (...) »

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Relevé des différentes "valeurs" par Dom Cardine.

[On me permettra ici une anecdote personnelle: Dom Cardine fut mon Maître. La première fois que je l'ai rencontré, c'était au monastère des Bénédictines de Rosheim. Nous y avions alors une session grégorienne et nous avions demandé au T.R. Père Dom Prou, alors Abbé de Solesmes, à Dom Claire, Maître de Choeur, et à Dom Cardine, qui revenaient d'un symposium en Autriche, de bien vouloir faire halte au monastère pour nous donner quelques conseils et diriger notre chant. Le premier qui intervint fut Dom Claire qui, lorsqu'il eut fini, annonça l'arrivée de Dom Cardine. Quand il vit que nous préparions nos stylos pour prendre des notes, il nous dit: "Non! Avec Dom Cardine, ce n'est pas un stylo qu'il faut avoir mais un sismographe..." Quelques minutes après, nous avions compris: pris par son enthousiasme communicatif, Dom Cardine donnait ses explications en voltigeant littéralement de tous les côtés... et voyant que nous avions du mal à prendre des notes, il repoussa son scapulaire pour découvrir des poches pleines de stylos de toutes les couleurs. "N'hésitez pas à m'en chiper si vous en avez besoin", lança-t-il avec son rire lumineux. - Denis Crouan -]


* * * *
PORTRAIT DE DOM EUGENE CARDINE.
Par le Professeur Nino ALBAROSSA.


J’ai connu Dom Eugène Cardine à Rome dans les années 1959-1960, alors que je poursuivais ma thèse de spécialisation en Paléographie musicale pour une autre Université. Je fréquentais la bibliothèque de l’Institut Pontifical de Musique Sacrée (PIMS), activité pour laquelle j’avais reçu l’accord du Président Mgr Higini Anglès. La bibliothécaire était Dr Luisa Cervelli, une personne intelligente qui dévorait beaucoup de mandarines. Je voyais passer Dom Cardine, qui avait souvent des feuilles de notes à la main. C’était typique de lui : il se servait de bouts d’enveloppes usagées et, après avoir tracé des lignes pour la régularité de l’écriture, il notait ses observations.
En bon moine il ne perdait pas un instant : n’importe quel détail qui concernait une curiosité neumatique ou l’examen d’un manuscrit était par lui rapidement transcrit sur un bout de papier, qui ensuite à transférer les données sur des supports plus sûrs.
Il avait une disposition à l’étude et travaillait sans être distrait. Son art de prendre des notes était pour moi remarquable de minutie et d’application ; il reflète un aspect de sa personnalité. Sa manière de recueillir et d’ordonner des centaines d’exemples allait servir de méthode et de fond à la Sémiologie grégorienne ; elle explique la fécondité de cet ouvrage.
Dom Eugène Cardine - profondément aimé et estimé de la plupart, incompris et mésestimé encore aujourd’hui par quelques uns - poursuivait ses travaux et ses recherches dans la sérénité. Son grand amour : les neumes, dont il n’existe pas de meilleur connaisseur ; son désir - j’en suis le témoin - : « mourir en embrassant les neumes » [On voit au passage l’humour de Dom Cardine et son sens de la formule qui frappe]. Par ses études sur les neumes, il a mis au point un chef-d’œuvre de pédagogie et de rigueur scientifique ; par ses recherches, il fut non seulement spécialiste, mais aussi historien au sens fort du terme : je veux dire que la sémiologie grégorienne offre, dans son domaine, un instrument capable de suivre l’évolution profonde du Moyen Âge.
Il connaissait bien tous les témoins manuscrits de la notation grégorienne - il avait fait partie de l’équipe de Solesmes qui préparait l’Edition critique - ; il était donc très érudit. Mais son amour de la sémiologie grégorienne - science dont il est le fondateur - lui faisait dire qu’il aurait pu vivre toute sa vie enfermé dans une chambre avec les deux manuscrits de Saint-Gall et de Laon afin d’en approfondir la connaissance.
Pourquoi la sémiologie ? Tout d’abord parce qu’elle est l’intermédiaire entre le signe et le son (La signification musicale de la notation) : intermédiaire évidemment inséparable et du signe et du son ; d’autre part, parce qu’elle exprimait bien - je pense - son amour profond du signe et de la musique.
Après son importante contribution sur la coupure neumatique - le principe fondamental de la distinction rythmique à l’intérieur des neumes - il y eut la Sémiologie grégorienne. D’abord publiée en une modeste version italienne sous l’égide du PIMS, ces notes prises par des élèves durant des cours sur la notation de Saint-Gall, forment la première grande synthèse de la science neumatique grégorienne qui servira de base à des développements admirables. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui, qu’en 1968 il me fit hommage, au PIMS même, de sa grande œuvre, sur laquelle il voulut mettre une dédicace.
Dès 1958 fut soutenue la première thèse de maîtrise produite dans le cadre du PIMS. Première thèse, première découverte. l’Auteur, Thomas Gallen, étudiait l’oriscus dans le manuscrit de Saint-Gall 359. Il démontrait que le signe de l’oriscus, s’il est isolé, est toujours suivi d’une note plus grave. L’oriscus, ensuite, se complète par les signes qui en dépendent, comme le pes quassus, le salicus, la virga strata, les pressus maior et minor - objets à leur tour de thèses de la part des élèves - ce qui permit de mieux l’illustrer en fonction de ses diverses applications.
Le plus important ici était donc d’avoir découvert un aspect encore inconnu de la question rythmique et donc du chant grégorien. Ainsi, tout en respectant la continuité de la tradition, on pouvait porter un regard neuf sur la neumatique et le rythme.
La première thèse de doctorat eut pour objet le quilisma tel qu’il est employé dans le même manuscrit de Saint-Gall 359. Son Auteur, le Suisse Walter Wiesli, modifiait littéralement la conception qu’on avait jusque là du quilisma. La note fondamentale est la troisième ; c’est cette note d’arrivée qu’il faut mettre en relief, et non la seconde. En effet, elle est l’épanouissement rythmique en fonction duquel le signe a été spécialement pensé. C’est vers ce terme que tend tout le mouvement, comme la valeur fluide du quilisma le manifeste.
L’ensemble des contributions scientifiques élaborées au PIMS sous la direction de Dom Cardine forme une constellation d’observations et de découvertes qui n’avaient jamais été théorisées jusque-là. Signalons-en une en particulier : celle de Johannes Berchmans Göschl, aujourd’hui illustre grégorianiste allemand et maître à son tour - on aurait aimé le voir succéder à Dom Cardine au PIMS, mais diverses contingences ne l’ont pas permis -. Sa thèse de doctorat traitait du signe appelé par lui epiphonus praepunctis et appartenant au domaine de la liquescence, c’est-à-dire à la façon d’amortir les articulations complexes des syllabes. Dans l’étude de Göschl, on assistait à une recherche approfondie sur tout ce qui concerne l’origine du signe même, je veux dire des formes neumatiques non liquescentes qui, sous certaines conditions, se ramènent à l’epiphonus praepunctis. L’objet de cette thèse était de mettre en évidence ce qu’on peut appeler une véritable « métamorphose » du neume. Le mouvement, autrement dit, l’élément vivant, crée ses priorités ; au point que les signes de nature les plus diverses peuvent, en contexte liquescent, se ramener ad unum et, dans notre cas, aux epiphonus praepunctis.
Toujours dans le domaine sémiologique du Père Cardine, signalons, pour résumer le plus possible, une étude sur le pes. Elle est due à Dom Rupert Fischer, un moine bavarois, très aimé de Dom Cardine, auteur, à mon avis, d’une des plus importantes contributions où était mise en relief la note aigüe du mouvement mélodique grégorien. Grâce à des observations réunies sur 5 000 fiches, Dom Fischer démontrait - à l’opposé de ce qu’on avait pensé jusque-là - que dans le pes, le mouvement est souvent appuyé sur la seconde note et non sur la première ; il notait que, dans les manuscrits, si une note tombait, c’était toujours la première, jamais la seconde, la plus aigüe, la dernière du mouvement sonore.
Insistons sur une autre qualité de Dom Cardine, celle du chanteur. Il arrivait à Rome avec l’immense expérience de son monastère de Solesmes. Sa voix était exercée selon le placement qui se pratiquait dans cette abbaye depuis un siècle. Mais quelle énorme capacité de combiner les données du signe et de la « vocalità », quelle grande capacité de bien prononcer à l’intérieur de la ligne mélodique, sans que les articulations soient un obstacle à la nécessaire fluidité du mouvement !
Voilà ce que se propose le legato. Une telle technique reste pour moi la voie royale pour les interprétations les plus à jour. Après la multiplication des études sémiologiques, beaucoup ont élaboré des systèmes de chant sans assez de réflexion. Mais, je le répète, la voie royale reste précisément le legato qui permet beaucoup d’innovations tout en respectant la tradition et qui maintient, comme il se doit, le lien avec le style de Solesmes, qui demeure la référence.
Dom Eugène Cardine fut non seulement un grand travailleur mais, j’aime à le dire, un grand homme et un grand moine.
Très fidèle à son monastère, il y retournait dès que ses cours le lui permettaient. Je me souviens que parfois il comptait les heures qui précédaient le départ pour sa patrie monastique et, dans son cas, sa patrie tout court. Là, il y avait l’église de la prière commune, l’Abbé, la Communauté, les amis, parmi lesquels le très aimé Père Jacques Hourlier. Là, il pouvait se consacrer à d’autres aspects de son travail. Ce moine très pieux était notoirement attaché à son monastère. Un jour qu’il présentait son ouvrage Graduel neumé à l’évêque de Crémone, j’ai vu le bonheur qu’il éprouvait à lui faire remarquer la mention inscrite après son nom : « moine de Solesmes ». Deux fois au moins, j’ai eu l’honneur de l’avoir comme hôte chez moi. Il se levait à 5h. du matin comme dans son monastère, je l’accompagnais dans l’église voisine de Saint-Sigismond pour la célébration de la Sainte Messe. Il se retirait pour la lecture de l’Office et, au début de l’après-midi, il récitait le Saint Rosaire. En somme, une vie en tout semblable à celle de Solesmes.
Cet homme joyeux fut aussi capable de « détachement ». Il a fait des recherches, il a reçu des honneurs, il a mené à bien sa carrière, il a souffert, il s’est éteint sans aucune attache.
Toutefois, il est pour moi important de dire que ses manières monastiques ne relevaient pas du genre « pieux », si de simples paroles. Il pratiquait une constante disponibilité envers autrui - dans ma formation et dans ma vie scientifique, c’est à sa patience que je dois tout -.
Un signe extraordinaire de sa façon de n’être pas « pieux » a été la lecture de son « testament » à Luxembourg, en 1984, lors du IIIe congrès de l’Association internationale d’études du chant grégorien (AISCGre), une association fondée pour prolonger son enseignement. Il y eut pour le Maître un moment inoubliable de joie et de communion, lorsque l’assemblée, juste après cette lecture, lança un applaudissement interminable. Je me suis permis de le lui rappeler lorsque j’ai eu le privilège de lui rendre visite à l’infirmerie de son monastère, dans les derniers mois de sa vie.
Mais alors, si le testament n’était pas « pieux », de quoi était-il fait ? Non d’un examen de conscience, ni de spiritualité, ni de réflexions adressées au Juge divin. Mais de sa pensée ultime sur les limites de la discipline qu’il avait fondée, la sémiologie. Il finissait par dire qu’elle n’était pas un absolu, mais qu’elle était au service d’une étape plus essentielle, celle de l’interprétation : « Le danger qui nous guette est trop connu ; c’est de se perdre dans tous les détails identifiés et appris avec fatigue, et d’oublier l’ensemble. (...) A force de pousser l’analyse, manquerons-nous la synthèse ? Pour nous en garder, il faut assimiler tellement le résultat de notre travail, que nous finissions dans le chant par oublier la technique, et que l’auditeur ne la sente pas, lui non plus, dans notre exécution. Cet idéal ne sera pas obtenu du jour au lendemain, et peut-être jamais complètement ; mais il faut y tendre le plus possible. Que le bon sens nous guide et nous tienne à mi-distance du parfait inaccessible et de la routine qui se contente trop facilement du quelconque ! »
A ce point, nous sommes arrivés au Cardine du testament « suprême », au Cardine finalement sans retenue, plus vrai, très riche de piété authentique. Après avoir souhaité « que le bon sens nous guide et nous tienne à mi-distance du parfait inaccessible et de la routine... », il concluait : « Acceptons de bon cœur cette obligation, car elle sera largement compensée, soit pour ceux qui cherchent dans le chant grégorien matière à jouissance pour eux-mêmes comme pour leurs étudiants ou leurs auditeurs, soit pour ceux qui font de la liturgie un hommage à Dieu et une source de vie spirituelle. A tous je souhaite d’abondants fruits, dont je connais la saveur, et à tous je donne rendez-vous dans une progression harmonieuse dur le chemin du paradis. »
(Publié dans la « Lettre aux Amis de Solesmes », traduction de Dom Jacques Guilmard.)

[On me permettra d’ajouter encore deux choses qui me tiennent d’autant plus à cœur que j’ai été l’élève de Dom Cardine et que j’ai pu m’entretenir encore avec ce Maître estimé quelques jours avant son départ pour la maison du Père :
- Dom Cardine n’était pas « que » spécialiste en sémiologie et bon chanteur ; il était aussi organiste et lorsqu’il séjournait à Solesmes, il accompagnait les vêpres des jours ordinaires à l’orgue de chœur.
- Les recherches faites par Dom Cardine avec une incontestable rigueur scientifique au seul service de la prière chantée de l’Eglise contredisent certaines interprétations actuelles du chant grégorien se réclamant de données musicologiques totalement hypothétiques.
Elles contredisent aussi, d’une façon certaine, le principe du comptage (1,2... 1,2,3) lequel, en se basant sur un système de notation totalement étranger à la composition grégorienne originelle, aboutit assez souvent à un grégorien sans relief, sans élans, parfois même compassé et vidé de l’idée essentielle exprimée par le texte ou, dans le cas des pièces mélismatiques, par la mélodie pure. - Denis Crouan -]

* * * *
LE CHANT GREGORIEN DANS LA LITURGIE POST-CONCILIAIRE
Conférence donnée par Denis Crouan à l’occasion du
Colloque International sur le Chant Grégorien de Bruxelles
(25 novembre 2000)

Il y a 50 ans, le Concile Vatican II a officiellement voulu rappeler que le chant grégorien devait avoir la première place dans les actions liturgiques (Const. Sacrosantum Concilium, n° 116). Aujourd’hui, la question est de savoir comment, dans un contexte qui demeure peu favorable, donner à cette « prière chantée » cette première place que l’Eglise souhaite lui donner dans la liturgie romaine actuelle. On répondra en étudiant successivement deux grands points :
1. La restauration liturgique voulue par Vatican II,
2. Le chant grégorien dans le contexte liturgique actuel.

I.- LA RESTAURATION LITURGIQUE VOULUE PAR VATICAN II.

Ceux qui ont vécu l’évènement de Vatican II peuvent en témoigner : ce Concile, amorcé par Jean XXIII, puis continué et achevé par Paul VI, avait suscité de grandes espérances. Il s’agissait, pour les Pères réunis à Saint-Pierre de Rome, de prendre en compte une crise qui secouait l’Eglise et qui allait en s’accélérant (Cf. La réforme liturgique : décisions et directives d’application, Ed. du Centurion, Paris, 1964).
Il s’agissait, pour tous les fidèles catholiques, de prendre position face à une crise du monde moderne : crise dont les racines plongeaient jusque dans le Moyen-Age finissant et dont les fruits empoisonnés, mûris à la Renaissance, avaient été récoltés aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Paradoxalement, à l’ouverture du concile Vatican II, cette crise pouvait encore passer inaperçue aux yeux du plus grand nombre. En effet, dans l’Eglise, à cette époque, tout donnait l’impression de fonctionner correctement. La liturgie, surtout, pouvait faire illusion : des cérémonies, soigneusement réglées « comme du papier à musique », ne s’écartaient jamais des prescriptions rituelles et se déroulaient - au moins dans nos régions - dans un cadre « pompeux » répondant encore aux exigences d’un sentiment religieux généralement hérité du XIXème siècle (Cf. Cardinal Joseph Ratzinger, Einführung der Geist der Liturgie, éd. Herder, Freiburg/Brisgau, 1999).
Mais une autre réalité pouvait donner à réfléchir : celle du nombre des vocations. Donnons simplement deux chiffres : de 1963 à 1971, en France, le nombre des séminaristes subit une baisse de 89%, tandis que le nombre des ordinations sacerdotales tombe de 573 à 237, soit une baisse de 58%. Et dans le même temps, de nombreux clercs demandent leur réduction à l’état laïc (Cf. Cardinal Joseph Ratzinger, Einführung der Geist der Liturgie, éd. Herder, Freiburg/Brisgau, 1999). L’Eglise doit donc prendre conscience de ce que les choses ne vont plus aussi bien qu’on peut le penser ou (encore) le faire croire : si les apparences extérieures permettent d’imaginer que l’institution « tourne bien » grâce à un clergé apparemment discipliné et motivé, dans le milieu ecclésiastique on devine des tensions de plus en plus vives et parfois même des dissensions ouvertes. En organisant le Concile, Jean XXIII demande donc aux fidèles, aux clercs comme aux laïcs, d’ouvrir les yeux : il ne s’agit plus d’ignorer la réalité ; il faut obliger l’Eglise confrontée à la modernité à porter un regard lucide sur elle-même, que cela plaise ou non, que cela soit facile ou non.
Le premier rôle de Vatican II sera donc d’étudier comment mieux baliser la route sur laquelle devra s’engager l’Eglise pour répondre aux grands défis du monde contemporain, sans cesser pour autant de manifester sa fidélité au Christ, sans pour autant diluer son identité.
C’est dans ce contexte difficile d’ « aggiornamento » qu’il faut replacer le principe d’une restauration de la liturgie. En effet, le renouveau du rite romain voulu par Vatican II ne se comprend que si l’on considère le lien étroit et organique unissant l’Eglise et sa liturgie. Au moment où s’ouvre le Concile, l’Eglise ne peut donc pas espérer jeter un regard lucide sur elle-même si, en même temps, elle ne jette pas un nouveau regard sur la façon dont elle célèbre et manifeste sa foi. Car, comme l’a rappelé le Bx Jean-Paul II dans sa Lettre Dominicae Cenae, puis dans sa Lettre Vicesimus quintus annus pour le 25e anniversaire de la Constitution Sacrosanctum Concilium, « l’Eglise agit dans la liturgie, mais elle s’y exprime aussi ; elle vit de la liturgie et elle puise dans la liturgie ses forces vitales » (Vicesimus quintus annus, n° 10).
C’est donc dans cette optique que les Pères conciliaires sont invités à jeter les bases d’une restauration de la liturgie romaine qui s’imposera à tous dès lors que seront publiés les ouvrages officiels permettant d’en appliquer les principes.
En préalable à tout réaménagement des rites romains, les Pères conciliaires rappellent :
- que la liturgie doit être soustraite des manipulations des fidèles, clercs ou laïcs (Cf. S.C., n°22) ;
- que dans la mise en œuvre des rites sacrés, chacun doit savoir tenir son rôle en ne faisant que ce qu’il a à faire et tout ce qu’il a à faire (Id. n°28) ;
- que dans la liturgie, des changements ne peuvent se faire que s’ils sont légitimes et vraiment utiles (Id n°23) ;
- que dans le rite romain, la langue latine doit être conservée et le chant grégorien doit tenir la première place (Id. n°36, 114-117).
Or, dès l’achèvement de Vatican II, ces principes vont être souvent oubliés ou ignorés, dans la mesure où ils apparaissent en contradiction avec la culture ambiante de l’Occident qui, héritière des Lumières et greffée sur les courants religieux du XVIIe siècle, exalte la toute-puissance de chaque individu jusqu’à aboutir à une glorification de la raison et à une déification de l’homme. Autant dire qu’une telle culture est hostile à toute forme liturgique qui place la foi au-dessus de la raison pure (Cf. S.C. n°10) et met Dieu au-dessus de l’individu (Cf. Georges Suffert, Tu es Pierre, Ed. de Fallois, Paris, 2000).
Dès lors, la restauration liturgique envisagée par Vatican II se heurte à une fin de non-recevoir. En 1966, le pape Paul VI est obligé de mettre les fidèles en garde contre un processus généralisé de désacralisation qui touche la liturgie de plein fouet. Il demande l’arrêt des expérimentations liturgiques anarchiques et exige le maintien, dans les célébrations, de tout ce qui exprime le sacré. Rien ne doit plus perturber la réalisation des rites définis dans les ouvrages liturgiques officiels qui paraîtront à la suite du Concile (Allocution au Consilium ad exsequendam Constitutionem de Sacra Liturgia, le 13 octobre 1966).
Mais déjà le pape apparaît comme une « voix criant dans le désert » : ses appels ne reçoivent guère d’écho, car c’est l’époque où chacun invente des liturgies qui se veulent avant tout attrayantes, sympathiques, conviviales et divertissantes ; le culte est alors rabaissé au point de n’être plus qu’un « mauvais spectacle qui ne vaut pas le déplacement » (Cardinal Gottfried Danneels). C’est l’époque où de nombreux fidèles ont le sentiment d’assister à une grande braderie des richesses de la liturgie romaine... (Cf. Cardinal Joseph Ratzinger, La célébration de la foi, Ed. Téqui, Paris, 1985).
Dès les années 70, les fidèles semblent avoir déjà oublié que si l’Eglise a envisagé une « réharmonisation » des rites romains, c’est pour nous rappeler que la liturgie existe pour nous prendre, pour nous diriger et nous changer : elle existe pour faire de nous les transmetteurs de ce qu’elle signifie et non pas les conservateurs du dernier état qu’elle ait connu. Si le Concile veut revenir à des célébrations plus simples, ce n’est pas pour appauvrir la liturgie mais pour la rendre plus claire, c’est-à-dire moins « théâtralisée » qu’elle ne l’était depuis le XVIIIe siècle. L’Eglise souhaite ainsi nous faire comprendre qu’il est plus important de saisir que Dieu est présent et nous parle que de nous épuiser dans la mise en œuvre de cérémonies complexes où l’on finit par perdre de vue l’essentiel du message que les symboles retenus par la Tradition vivante sont chargés de nous communiquer.
Le XIXe siècle nous avait transmis une façon de célébrer sûrement plus « juridique » que véritablement « traditionnelle », et le Romantisme avait marqué les cérémonies au point de donner aux célébrations une coloration plus ou moins tributaire d’un certain pessimisme janséniste (comme le montrent de nombreux cantiques de cette période). Il était donc capital que le concile Vatican II vienne rappeler qu’aucune célébration élaborée pour ne répondre qu’à des quêtes d’ordre psychologique ou émotionnel ne peut se prévaloir d’être véritablement « liturgique » au sens où l’entend l’Eglise. Comme le soulignera encore le Cardinal Danneels : « nous ne sommes pas créateurs, mais serviteurs et gardiens des Mystères. Nous n’en sommes ni propriétaires, ni auteurs. L’attitude fondamentale de l’homo liturgicus doit donc être une attitude de réceptivité, (...) de don de soi et d’abandon (...). L’homo liturgicus ne cherche pas à manipuler la liturgie pour s’y exprimer ou se réaliser. Il est tourné vers Dieu, dans l’action de grâce, l’adoration et la louange ».

II. LE CHANT GREGORIEN DANS LE CONTEXTE LITURGIQUE ACTUEL.

Comment, en effet, parler du chant grégorien dans un contexte qui, à première vue, lui est encore défavorable ? Comment parler d’un chant fait pour la louange, le silence, la beauté, l’adoration, alors que nous vivons dans un monde de bruit, d’agitation, de recherche de la rentabilité immédiate ? Comment parler d’un chant fait pour la contemplation alors que beaucoup de nos liturgies sont élaborées selon des présupposés pastoraux, c’est-à-dire selon une vision uniquement pragmatique du culte ? Enfin, comment parler d’un chant qui, après avoir été souvent abandonné par les paroisses et exclu des églises, est devenu ignoré par le plus grand nombre ? Pour répondre à ces interrogations, il faut envisager la question du chant grégorien selon trois points de vue différents :

1. Le point de vue de l’Eglise.

Si nous nous reportons aux grands textes qui abordent la question du chant liturgique (Le Motu proprio Tra le sollitudini de S. Pie X - 22 nov. 1903 -, la Constitution apostolique Divini Cultus de Pie XI - 20 déc. 1928 -, et l’Encyclique Musicae sacrae Disciplina de Pie XII - 25 déc. 1955 -) nous voyons que l’Eglise envisage toujours le chant liturgique comme faisant partie du mode de célébration des Mystères et non comme un divertissement ou un simple moyen d’embellir le culte.
Certes, le chant rend la liturgie plus belle. Mais ce n’est pas là son rôle premier. Sa mission essentielle est de rendre la liturgie plus « efficace » parce que réalisée sous sa forme la plus achevée, la plus proche de la perfection. « Le rôle de la musique - dit S. Pie X - est de revêtir d’une mélodie appropriée le texte liturgique proposé à l’intelligence des fidèles ».
Un répertoire musical n’est donc pas « liturgique » quand il propose des mélodies qui paraissent belles aux oreilles des fidèles, mais quand il est constitué de mélodies qui sont « appropriées » à la liturgie. C’est très différent. La beauté d’une musique destinée à la liturgie ne peut donc être que la conséquence en quelque sorte naturelle de ce que le compositeur a su imaginer, à partir d’une profonde méditation, des mélodies parfaitement adaptées aux textes des différents moments de la liturgie, textes qui sont eux-mêmes le reflet de l’éternelle Beauté, en tant qu’ils sont l’énoncé de la Vérité divine transmise par la liturgie de l’Eglise.
Après S. Pie X, Pie XI rappelle que « la fin propre de la musique sacrée est de donner une plus grande efficacité au texte lui-même ». Ici encore, le rôle particulier du chant liturgique est parfaitement défini : il ne se conçoit qu’en fonction d’un texte sacré. Dès lors, il faut reconnaître que n’importe quel texte et n’importe quelle musique ne sont pas aptes à trouver leur place dans la liturgie : ce n’est pas parce qu’un chant parle de Jésus, ou de charité, ou encore d’amour, qu’il doit forcément avoir une place dans les actions cultuelles et être qualifié de « chant liturgique ». Ce n’est pas parce qu’une musique plaît aux fidèles qu’elle est apte à nourrir la foi et à exprimer avec justesse la vraie prière de l’Eglise. Ce n’est pas parce qu’un chant est rythmé qu’il est capable d’ « animer » une célébration au sens où l’entend l’Eglise... (Cf. P. Alain Bandelier, Simples questions sur la messe et la liturgie, Ed. CLD, Tours, 1999).
En réalité, un chant n’est liturgique que dans la mesure où il poursuit le même but que la liturgie : glorifier Dieu de façon « orthodoxe » et sanctifier les fidèles. Ainsi, pour qu’un chant puisse être qualifié de « liturgique », il faut avant tout qu’il puisse être perçu comme étant un prolongement expressif de la liturgie, c’est-à-dire comme étant une mise en valeur des textes sacrés et des rites. Un tel chant deviendra alors en même temps qu’une méditation de ce qu’exprime la liturgie, une manifestation de la juste louange que, par la voix des fidèles, l’Eglise entière adresse au Père.
Comme on le voit, on est là à l’opposé de toute les musiques qu’actuellement on plaque artificiellement sur la liturgie pour des raisons uniquement esthétiques ou sentimentales.
C’est uniquement lorsque le chant est envisagé dans son rapport étroit avec la liturgie qu’il peut contribuer à la beauté authentique du culte. Le chant met alors en valeur toute l’esthétique interne de la liturgie, et en même temps il garantit les cérémonies contre tout ce qui risque d’apparaître soit indigent soit, au contraire, pompeux, maniéré et artificiel.
En effet, en liturgie, la suprême qualité de la vraie beauté doit être la convenance : la beauté qui convient à la liturgie est celle qui commence par se faire oublier pour passer inaperçue et se fondre totalement dans l’action sacrée. La beauté requise par le chant liturgique est donc celle qui veille à ne pas faire passer son propre décorum avant la fonction sacrée (Cf. Un moine bénédictin, Quatre bienfaits de la liturgie, Ed. Sainte-Madeleine, Le Barroux, 1995).
Est-il nécessaire de préciser ici que le chant grégorien est la musique qui respecte le mieux tous les principes que nous venons d’énoncer ? Il est la musique qui convient le mieux au culte, dans la mesure où il n’est jamais une musique ajoutée à la liturgie : il est lui-même la liturgie en état de musique. Si le Chant Grégorien contribue à la beauté du culte, ce n’est jamais en se mettant lui-même au premier plan: le grégorien reste humble et discret, car sa seule raison d’être est le service respectueux de la fonction sacrée. Chaque pièce du répertoire grégorien se fond alors dans un moment précis de l’action liturgique afin de mieux en dégager le sens. C’est pour cette raison que l’on peut affirmer que le chant grégorien n’est pas tant une musique à comprendre dans la liturgie qu’une musique qui permet de comprendre l’universalité de la liturgie en l’intériorisant toujours davantage.
Examinons à présent ce que dit le texte de la Constitution conciliaire sur la Liturgie. Tout le chapitre VI est consacré à la question de la musique sacrée.
L’article 112 souligne la valeur inestimable du trésor musical que l’Eglise s’est constitué au cours des siècles, et rappelle une nouvelle fois que « la musique sacrée sera d’autant plus sainte qu’elle sera en connexion étroite avec l’action liturgique ».
Les articles 114 et 115 demandent de conserver avec la plus grande sollicitude le trésor de la musique sacrée et de donner toute l’importance nécessaire à l’enseignement de la musique dans les séminaires et les maisons religieuses.
Enfin, ce sont les articles 116 et 117 qui abordent plus particulièrement la question du Chant Grégorien. « Le chant grégorien - précise le texte conciliaire - est le chant propre de la liturgie romaine ». Tout est dit : ce chant doit occuper la première place dans la mesure où il est constitutif de notre rite romain. Et l’Eglise entend tellement lui donner cette première place à laquelle il a droit, qu’elle insiste pour que des livres de chant corrigés soient mis à la disposition des fidèles, y compris dans les petites paroisses qui pourront alors chanter les mélodies grégoriennes les moins difficiles grâce à un « Graduale simplex ».

2. Le point de vue du fidèle pratiquant.

Il semble inutile de faire ici un catalogue des qualités du chant grégorien : d’autres l’ont fait mieux que nous ne saurions le faire. Je vais plutôt en rappeler quelques avantages.
Disons d’abord que, puisque le chant grégorien est né de la liturgie pour servir la liturgie, il est tellement lié aux actions sacrées que, tout comme elles, il cherche constamment à nous placer dans un face à face avec Dieu.
De quelle façon réalise-t-il ce face à face ? Très simplement, en nous débarrassant de deux entraves : l’artiste et nous-même.
Le chant grégorien nous débarrasse d’abord des artistes, c’est-à-dire aussi bien du compositeur que des exécutants, c’est-à-dire de ceux qui sont souvent tentés d’utiliser la liturgie à des fins personnelles en la soumettant à leurs intérêts immédiats tels que l’argent, la gloire, les modes ambiantes...
Le Chant Grégorien nous débarrasse ensuite de nous-même. Il nous libère de nos préoccupations exclusivement sociologiques ou psychologiques qui trop souvent s’infiltrent à notre insu dans la liturgie pour transformer nos célébrations en refuges sécurisants où n’apparaît plus que l’insuffisante bonne volonté des uns et des autres.
Le Chant Grégorien évite donc que nous « privatisions » la liturgie (Cf. Bx Jean-Paul II, Lettre Vicesimus quintus annus pour le 25e anniversaire de la Constitution Sacrosantum Concilium), c’est-à-dire que nous fassions de la liturgie une affaire purement personnelle plus ou moins soumise aux ambiguïtés de nos composantes humaines.
En garantissant ainsi l’objectivité des célébrations, le grégorien agit pour que ce soit la liturgie elle-même qui devienne progressivement notre prière et non les actions que nous y faisons avec la meilleure intention du monde (Cf. S. Pie X). Le chant grégorien nous garantit contre toute célébration qui permettrait de favoriser le narcissisme des acteurs de la liturgie.
Le chant grégorien est donc la musique qui ouvre les âmes à la prière de l’Eglise. Et en ouvrant les âmes, il rend « aptes à la Beauté » qui, dans les célébrations liturgiques, doit toujours être le reflet de l’Absolu. Cette Beauté ne dépend pas de nous : elle n’est pas le résultat de ce que notre ingéniosité pourrait ajouter à la liturgie pour la rendre plus attrayante ou populaire. Cette Beauté émane de la liturgie elle-même en tant qu’elle est le fruit de la juste réalisation des rites reçus de la Tradition.
La Beauté qui émane de la liturgie fait partie intégrante de la liturgie. Voilà pourquoi elle doit non seulement être conservée et protégée, mais aussi être exprimée. Car si cette Beauté n’est pas essentielle, elle n’en demeure pas moins nécessaire. Et ceci pour deux raisons: d’abord, elle honore la majesté divine, et ensuite elle nous pousse à contempler Dieu (Cf. Joseph Samson, Allocution prononcée au Congrès de Versailles, 1957).
Aujourd’hui, il semble que nous ayons souvent perdu le sens de cette « Beauté » liturgique. Ainsi, quand il s’agit de solenniser un office, nous cherchons d’abord à faire une musique « qui plaît » au lieu de faire le chant « qui convient ». Alors, la première place normalement réservée au chant grégorien, nous la donnons à des cantiques « kitsch » ou à des musiques pompeuses qui font trop souvent tomber nos célébrations dans le factice, le mièvre ou dans le misérabilisme. Or, s’il est une musique qui peut nous mettre à l’abri de ces écueils à proprement parler anti-liturgiques, c’est une nouvelle fois le chant grégorien. Car le grégorien ne supporte lui-même ni la grandiloquence ni la théâtralisation : il n’aime que la Vérité. S’il est l’ennemi du laisser-aller liturgique, il est aussi tout à l’opposé des grands effets musicaux qui ne sont recherchés par certains artistes que pour susciter des émotions superficielles, parfois ambiguës, ou pour exacerber des sentiments peu en rapport avec une foi authentique.
Le chant grégorien demeure en quelque sorte le garant de la « noble simplicité » qui est une des caractéristiques et une qualité du rite romain, et que le concile Vatican II a voulu faire redécouvrir à travers une restauration de la liturgie bien comprise et correctement appliquée.
Le chant grégorien possède une autre vertu : en nous ouvrant à la Lumière de Dieu, il nous permet de percevoir notre propre vocation. Il nous fait découvrir ce pourquoi nous sommes réellement fait et nous invite à tenir un rôle à notre mesure. En quelque sorte, le grégorien met chaque fidèle à sa vraie place, là où il pourra tenir un rôle qui n’est ni usurpé ni factice.
Reprenons ce que dit l’article 28 de la Constitution sur la Liturgie : « Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature des choses et des normes liturgiques ». Le chant grégorien se plie lui-même aux exigences des diverses fonctions liturgiques : le répertoire du célébrant n’est pas celui de la schola, et ce que chante la schola n’est pas destiné à être chanté par l’assistance... Les rôles sont ainsi bien distribués : en nous les faisant jouer, la liturgie grégorienne nous éduque ; elle précise nos vocations personnelles qui se complètent les unes les autres. L’équilibre et l’harmonie ainsi réalisés dans ce microcosme qu’est la liturgie ont alors des résonances bénéfiques dans le macrocosme de nos sociétés.
Cette synergie entre la liturgie et la vie au cœur du monde est parfaitement explicitée dans le Préambule de la Constitution sur la Liturgie : « La liturgie, par laquelle (...) s’exerce l’œuvre de notre rédemption, contribue au plus haut point à ce que les fidèles (...) expriment et manifestent aux autres le mystère du Christ et la nature authentique de l’Eglise. Car il appartient en propre à celle-ci d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu’en elle, ce qui est humain soit ordonné et soumis au divin, ce qui est visible à l’invisible, ce qui relève de l’action à la contemplation, et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons (...) »
Ce passage essentiel, dans lequel notre liturgie est envisagée selon le rapport qu’elle entretient avec le Christ, permet de mieux comprendre le rôle tellement original que joue le chant grégorien dans les célébrations actuelles : il ouvre sur les réalités invisibles tout en demeurant un chant profondément humain ; il favorise la contemplation sans faire tomber dans le piège d’une fuite des réalités terrestres ; il place nos actions sous le faisceau de la Lumière divine, afin que nous saisissions mieux que ce que le Christ réalise invisiblement sur l’autel est plus efficace que ce que nous faisons visiblement autour de l’autel ; il nous rappelle que nos célébrations terrestres ne peuvent être que le reflet de la liturgie éternelle qui se déroule dans les Cieux.
Chant de l’humilité et de l’intériorité, le grégorien nous met dans une attitude semblable à celle du Publicain en prière : à l’inverse du Pharisien qui utilise la prière pour ne manifester que la confiance qu’il a en lui, le Publicain reconnaît avant tout la grandeur de Dieu tout en confessant sa double nature humaine, à la fois créature rachetée et pécheresse (Cf. Dom Paul Delatte, L’Evangile, éd. de l’abbaye de Solesmes). Le chant grégorien est comme la prière du Publicain : il exprime parfaitement l’attitude de l’homme religieux qui conçoit la prière d’abord comme un acte de confiance et une louange gratuite adressée à Dieu.

3. Le point de vue du musicien au service de l’Eglise.

Comment un musicien qui met son talent au service de la prière de l’Eglise peut-il redonner au chant grégorien la place qu’il doit avoir dans la liturgie ? Nous avons tous en mémoire les arguments utilisés par ceux qui ne sont pas favorables à l’emploi du grégorien dans les actions liturgiques. Tout en reconnaissant les valeurs musicales et expressives du chant grégorien, ils voient en lui certains défauts qui, selon eux, en font une musique inutilisable dans la pastorale liturgique actuelle. Quels sont ces défauts ? Retenons-en quatre :
- le Chant Grégorien est chanté en latin, or plus personne ne comprend le latin ;
- le Chant Grégorien ne favorise pas la « participation active » voulue par le Concile ;
- le Chant Grégorien est difficile à chanter : il convient aux moines mais pas aux simples fidèles de nos paroisses ;
- le Chant Grégorien n’intéresse plus les jeunes.

La langue latine est-elle vraiment un obstacle ?
Revenons à Vatican II. La Constitution « Sacrosanctum Concilium » a donné la possibilité d’employer les langues courantes dans les célébrations liturgiques. Ce faisant, le Concile n’a jamais demandé de remplacer systématiquement le latin par les langues courantes : il a simplement donné aux langues actuelles le statut de langues liturgiques, un statut que, jusqu’ici - au moins dans le rite romain - le latin était le seul à posséder. De ce fait, aujourd’hui, il devrait être possible d’assister aussi bien à des messes célébrées en langues courantes qu’à des messes célébrées en latin dans le rite actuel. Or nous savons que cette possibilité, en pratique, n’existe guère : sans être officiellement interdite, elle est vivement déconseillé ou défavorisée par les pasteurs diocésains de France.
Ceux qui sont allés plus loin que ce qu’autorisait le Concile (car il ne s’agit bien que d’une autorisation !) et ont pensé que le remplacement du latin et du chant grégorien par des prières et des cantiques en langues courantes allait régler tous les problèmes en rendant la liturgie compréhensible, ont, semble-t-il, perdu de vue une chose essentielle : ils ont oublié qu’une langue utilisée dans le cadre d’un rite liturgique jouit d’un statut particulier qui n’est pas celui des parlers courants utilisés ordinairement pour échanger des informations (« Dans la liturgie, on ne comprend pas seulement de manière rationnelle, comme lorsqu’on comprend un cours, mais d’une manière complexe, avec tous les sens. » Cf. déclaration du cardinal Joseph Ratzinger).
Oui, les langues courantes favorisent un type de compréhension. Mais que signifie « comprendre » en liturgie ? Que signifie « comprendre » un rite ? « Comprendre » une célébration ? « Comprendre » un mystère ? Avec nos mentalités actuelles baignant dans un contexte où les seuls mots importants sont « rentabilité », « communication », « information », nous avons perdu de vue que la liturgie n’est ni rentable, ni communicable, ni réductible à un échange d’informations.
En liturgie, le mode de compréhension n’est pas uniquement de l’ordre du rationnel : il se fait avant tout à travers la réalisation des gestes et le chant des formules rituelles qui permettent d’entrer dans une structure symbolique qu’il faut situer plus dans la sphère de l’existentiel qu’au niveau simplement intellectuel, et hors de laquelle toute célébration perd une grande partie de son sens. Aussi peut-on dire que la liturgie n’est pas tant la chose à comprendre qu’un moyen de comprendre. Quant au chant grégorien, dans cette optique, il devient alors un auxiliaire précieux permettant d’approfondir et de pénétrer le sens et l’intelligence du mystère célébré.
J’affirme ici avec force qu’au cours des nombreuses sessions grégoriennes que j’ai eu à animer et des nombreux offices grégoriens que j’ai eu à accompagner à l’orgue, jamais l’usage du latin n’a semblé être un obstacle insurmontable. Au contraire, après un temps d’adaptation plus ou moins long, les participants aux sessions grégoriennes ou aux offices grégoriens se familiarisent progressivement avec le texte latin des mélodies grégoriennes et voient en lui une invitation à participer à la prière de l’Eglise de façon plus intentionnelle et donc plus recueillie, plus intérieure.

Le chant grégorien empêche-t-il la participation active des fidèles ?
Disons d’abord quelques mots sur la notion de « participation active ». Je crois que je vais surprendre quelques personnes en affirmant ici que le concile Vatican II n’a jamais parlé de « participation active ». L’expression employée dans la Constitution « Sacrosanctum Concilium » est « participatio actuosa » et non pas « participatio activa ». Vatican II a demandé une participation « effective » à la liturgie, c’est-à-dire une participation qui s’oppose aussi bien à une « participation passive » qu’à une « participation activiste ». La véritable et seule participation que souhaite l’Eglise est celle qui procède d’une attitude intérieure nous mettant en état de réceptivité de la liturgie.
Là aussi, il faut bien voir que les vertus du chant grégorien nous mettent à l’abri d’une participation à la liturgie qui, trop tributaire des mentalités actuelles, finirait par n’être plus qu’un activisme stérile.
Le grégorien nous garantit contre cette agitation permanente qui semble s’être emparée d’un grand nombre de messes actuelles et qui finit par faire de l’espace liturgique une sorte de terrain d’expérience à la seule disposition de ceux qui confondent l’Eglise avec une « internationale du volontariat » (Expression employée par un évêque lors du Synode des Evêques d’Europe qui s’est tenu au Vatican en 1999).
L’expérience de ces dernières années le montre bien : le remplacement des pièces grégoriennes par un répertoire de chants en langues courantes n’a pas forcément augmenté la qualité de notre participation à la prière liturgique. Aujourd’hui comme autrefois, à la messe du dimanche, je peux très bien chanter les paroles du « Notre Père » dans ma langue maternelle tout en songeant à la feuille d’impôt que vient de m’envoyer mon percepteur...

Est-il vrai que le chant grégorien, trop difficile à exécuter, n’est pas un chant populaire ?
Une fois encore, je fais appel à mon expérience de maître de chœur et je réponds : non, le Chant Grégorien n’est pas difficile. (On a rendu le grégorien « difficile » à partir du XIXème siècle, lorsqu’on l’a enfermé dans des théories musicales qui lui étaient le plus souvent étrangères.)
Je m’explique.
Souvenons-nous d’abord que, pendant près de huit siècles, le répertoire musical liturgique qui a été à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui « chant grégorien », a été créé, transmis et retenu sans le secours des notes et des partitions. N’est-ce pas la preuve qu’il y a, à la source du chant grégorien, des éléments fondamentaux à caractère « populaire » ? N’est-ce pas le signe que le répertoire grégorien est enraciné dans une tradition « populaire », au sens le plus noble du terme ?
J’entends déjà certaines objections : comment certaines pièces ornées, mélismatiques, difficiles d’exécution, peuvent-elles être « populaires » ? La réponse est simple : tout dépend de ce qu’on entend par « populaire ». « Populaire » ne signifie pas « qui doit pouvoir être chanté par tout le monde », mais « qui peut être apprécié par tous » ou, si l’on veut, « qui a un sens pour tous ». (L’accordéon est souvent qualifié d’instrument « populaire » ; cela ne signifie pas que tout le monde joue de l’accordéon.)
Toutes les fois que je dirige un stage de Chant Grégorien, je constate que les choristes débutants ne sont pas le moins du monde déroutés par les pièces les plus ornées : même quand ils ne parviennent pas à les chanter correctement eux-mêmes, ils se laissent entraîner par les chantres plus chevronnés qui, eux, sont invités à chanter ces mélodies plus complexes. En quelque sorte, on peut dire que les débutants goûtent le répertoire en étant d’abord « de tout cœur » avec ceux qui savent l’exécuter avec aisance.
Or, le fait d’être « de tout cœur avec » n’est-il pas une forme essentielle de la « participation » à la liturgie que l’on doit viser dans nos assemblées ? Le chant grégorien convient donc parfaitement à nos liturgies paroissiales, à condition, bien sûr, qu’on veuille bien respecter le principe essentiel rappelé par l’article 28 de la Constitution « Sacrosanctum Concilium » dont nous avons déjà parlé : en liturgie, tout le monde ne fait pas tout et donc, logiquement... tout le monde ne chante pas tout.
J’ai bien conscience qu’en rappelant ceci, je vais totalement à contre-courant des idées généralement admises aujourd’hui et de certaines pratiques devenues habituelles.

Le Chant Grégorien n’intéresse-t-il plus les jeunes ?
En tant qu’enseignant, je puis affirmer que les jeunes n’ont rien, a priori, ni contre le chant grégorien, ni contre une liturgie grégorienne. Tout dépend de quelle façon on leur présente les choses. Celui qui présente la liturgie grégorienne comme un « retour en arrière » ne fera, en réalité, que tromper les jeunes et provoquer une réaction de rejet.
De même, si nous présentons aux jeunes le chant grégorien comme quelque chose de figé et de compassé, nous aurons évidemment bien peu de chance de soulever un enthousiasme débordant. Si nous leur parlons de la liturgie grégorienne avec des trémolos dans la voix et en leur disant : « Ah, comme c’était si beau autrefois... », alors ils seront en droit de nous regarder comme si nous étions les derniers survivants d’un quelconque « Jurassic Park liturgique »...
Mais si on leur présente le grégorien comme un chant véritablement vivant, dynamique, actuel, permettant un dépassement de soi, si on leur montre combien le grégorien est un chant capable de traduire et de susciter une véritable liberté intérieure et une réelle joie, alors on peut rapidement obtenir une réelle adhésion des jeunes. Les exemples ne manquent pas, et nous savons bien que les jeunes ne sont jamais totalement insensibles à ce qui est vrai, solide, authentique, expressif... Et le chant grégorien est tout cela !
Soulignons aussi le problème que pose le rapport des jeunes au chant grégorien : ce problème est celui de la transmission de valeurs permanentes.
Nous savons que la notion de transmission est essentielle en liturgie. Or, pour qu’une transmission soit possible, il est nécessaire qu’il y ait une stabilité : stabilité dans les rites, mais aussi stabilité du répertoire musical qui fait partie intégrante de l’action rituelle. Or, cette stabilité fait aujourd’hui tellement défaut que, d’une région à une autre, d’une génération à une autre, d’une paroisse à une autre, il n’y a plus aucun lien : au cours des célébrations liturgiques, on ne chante plus que des cantiques éphémères. On a remplacé le répertoire grégorien par des chants qui se démodent au fur et à mesure qu’on les remplace par des compositions nouvelles. C’est ainsi toute la notion de « cycle liturgique » qui s’effondre puisque, d’une année à l’autre, au lieu de retrouver les pièces évocatrices des grandes étapes qui jalonnent notre avancée chrétienne dans le temps, on s’ingénie à créer sans cesse du neuf et de l’inédit c’est-à-dire, le plus souvent, de l’instable et du superficiel qui s’avère incapable de laisser la moindre trace dans nos mémoires.
A présent, nous observons que l’absence du chant grégorien de nos liturgies a développé une sorte d’amnésie chez les fidèles : parmi eux, les jeunes générations sont les plus atteintes dans la mesure où elles font partie de ces contingents auxquels, souvent par démagogie, on a refusé de transmettre ce qui constitue une richesse de la liturgie romaine.

III.- CONCLUSION.

Né de la contemplation pour nous introduire dans la contemplation, le grégorien dépasse infiniment les contingences d’une époque ou la subjectivité d’un artiste ; il est d’abord le fruit d’une humble soumission : la soumission de l’art musical à la prière de l’Eglise parvenue à son plus haut degré d’expression.
Plus encore : le chant grégorien est le fruit d’une participation de l’art musical à une Histoire unique : l’Histoire du salut des hommes. Cette Histoire, l’Eglise ne se lasse pas de la chanter, de la louer, afin que nous puissions nous-même la contempler en sa mystérieuse profondeur en répétant avec le psalmiste : « Ad te levavi animam meam, in te confido : non erubescam... » (Introït du 1e Dimanche de l’Avent).
Ne rougissons pas d’aimer le chant grégorien au point de vouloir lui restituer sa place dans nos liturgies ; car lorsque nous le chantons, nous élevons notre âme vers Dieu et nous sommes alors assurés d’entraîner d’autres âmes dans ce mouvement.

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LE CHANT GREGORIEN EN PAROISSE

Comment chanter et faire chanter le grégorien en paroisse ? C’est une question qui nous est régulièrement posée. Il est difficile d’y répondre en donnant une recette toute faite. On peut cependant proposer une aide très sommaire à qui la voudra en rappelant de façon 4 principes élémentaires trop souvent oubliés :
1. Le chant grégorien n’est pas difficile.
2. Le chant grégorien est populaire.
3. Une paroisse n’est pas un monastère.
4. Il n’y a pas qu’une seule façon de chanter le grégorien.
Explications.
1. Le chant grégorien n’est pas difficile. Il est « simplement » exigeant, ce qui n’est pas pareil.
Il ne faut donc jamais que l’apprentissage du grégorien apparaisse comme quelque chose de fastidieux. Sa transmission doit se faire dans l’enthousiasme et de façon vivante. Pour autant son interprétation doit être la plus soignée possible car il n’y a pas plus décourageant - autant pour les interprètes que pour les auditeurs - qu’un grégorien « poussif », donnant l’impression que les chantres l’exécutent plus par devoir que par conviction. Il faudra veiller à apprendre en chantant des mots, des phrases... et non une succession de notes « tombant les unes après les autres comme des crottes de biques » - pour reprendre l'expression imagée employée par le chantre d'une abbaye bénédictine qui donnait une leçon de grégorien à un groupe d'amateurs -.
2. Le chant grégorien est populaire. N’oublions pas que c’est le « peuple » qui, durant des siècles et sans le secours des notes, a chanté et transmis aussi fidèlement que possible le grégorien. Aussi est-il impératif que le grégorien soit exécuté dans un style qui convient à tous et non pas confisqué par une poignée de chanteurs qui, se réclamant souvent des études sémiologiques et de connaissances musicologiques, imposent des interprétations que ne justifient ni l’histoire de la liturgie, ni le simple bon sens. Pour autant, « populaire » ne doit pas devenir synonyme de « saboté » : le peuple doit être invité à chanter le mieux possible ; et pour obtenir de bons résultats dans une assistance dominicale, rien ne vaut une petite schola exercée et... un organiste lui-même capable de chanter le grégorien et de l’accompagner si possible à vue. Celui qui sera aux claviers devra savoir adapter son accompagnement : une schola débutante ou hésitante n'est pas une schola exercée, et une assemblée demande un accompagnement fluide, allant, qui ne l'écrase pas.
Quant à la sémiologie, n’en faisons pas une drogue ! Elle n’est véritablement utile que si elle libère le chant, lui donne son relief grâce à la mise en place des cellules rythmo-mélodiques qui sont constitutives de certaines pièces ornées et sur lesquelles
les premiers notateurs ont invité à porter l’attention. On comprend donc que la sémiologie, finement utilisée, sera plus utile aux choristes chargés d’exécuter certaines pièces du « propre » qu’à l’assemblée qui chante le « commun ». Enfin, pour obtenir un chant d’assemblée homogène et satisfaisant, nous conseillons vivement de ne pas diriger les fidèles (les « moulinets » qu’on voit faire dans les paroisses étant généralement anti-musicaux et à plus forte raison anti-grégoriens) mais de les laisser chanter librement, spontanément, en leur rappelant à l’occasion que le grégorien s’obtient par un subtil dosage de 80% de silence et d’écoute et... 20% de chant.
3. Une paroisse n’est pas un monastère. Il est donc totalement inutile et saugrenu de vouloir imiter Solesmes, ou Fontgombault, ou
Le Barroux...
Par contre, le maître de chœur d’une paroisse aura toujours grand avantage de fréquenter ces monastères - ou d’autres - où, dans une atmosphère de prière, il pourra s’imprégner de l’ « esprit du grégorien » par l’écoute attentive et recueillie.
4. Il n’y a pas qu’une seule façon de chanter le grégorien. L’ « esprit du grégorien » découvert au contact des contemplatifs et qui a été évoqué ci-dessus pourra par la suite être communiqué à la paroisse, moyennant certaines adaptations imposées par les possibilités de la schola, de l’assemblée, et aussi - ce qu’on oublie assez souvent - par l’acoustique du sanctuaire, laquelle impose une vitesse de chant, un
phrasé, la prononciation claire et correcte des syllabes - surtout les consonnes -...
On ne peut pas terminer sans rappeler un point essentiel : le chant grégorien ne communiquera toute sa richesse que s’il est exécuté dans
une célébration soignée, irréprochable, véritablement conforme aux exigences de la « liturgie romaine ».
La formation liturgique et l’implication du prêtre célébrant sont donc des paramètres fondamentaux !

* * * *
QU'EST-CE QUE LE CHANT GREGORIEN.

Extrait d’une conférence donnée par Fulvio Rampi le 19 mai 2012, à Lecce (I), à l’occasion du Congrès : « Colloques sur la musique sacrée. Cinquante ans depuis le Concile Vatican II à la lumière du magistère de Benoît XVI ».

« (...) Qu'est-ce que le chant grégorien ? Il existe différents niveaux de réponse, dont chacun définit graduellement le parcours de connaissance de sa véritable identité.
1. La réponse la plus simple réside dans ce que nous avons dit jusqu'ici : le chant grégorien est le chant propre de la liturgie de l'Eglise catholique. Il convient de toujours garder à l'esprit ce point de départ : la première qualité du grégorien est d'ordre ecclésial, et confère à ce répertoire (appelons-le ainsi) une catégorie de jugement qui transcende la dimension artistique pure et se réfère directement à la relation spéciale entre Eglise et Parole de Dieu. L'Eglise a placé dans une relation unique le chant grégorien avec la Parole, au point d'identifier en lui sa propre pensée sur cette Parole, sa propre réflexion, sa propre interprétation, sa propre exégèse.
L'Eglise nous dit, en somme, que lorsque nous chantons le grégorien, nous exprimons précisément sa pensée sur ces textes. Elle nous dit d'abord cela. Non seulement cela, mais d'abord cela. Il y a bien plus, certes, mais en attendant, nous sommes assurés de « respirer » avec l'Eglise et de nous laisser enseigner à partir de son interprétation de l’Ecriture. Cela suffirait à définir le chant grégorien comme un véritable symbole de l’Eglise catholique.
2. Un deuxième niveau de réponse est le suivant : le grégorien est (...) la version sonore de l'interprétation de la Parole.
Surgit du grégorien, le fait sonore, l'interprétation de la Parole se fait son, prend vie comme événement musical : il se fait son de la Parole. Nous comprenons bien la responsabilité consécutive confiée au son, conçu principalement comme un véhicule de sens, de signification.
Voici l'étape supplémentaire : l'interprétation de la Parole devient son.
Donc : l’Eglise accueille le son, le « consacrant » comme partie intégrante de l'évènement liturgique et en fait un « véhicule de sens », c'est à dire beaucoup plus qu'un simple « ornement » d'un texte. Il s'agit d'une étape décisive. Le texte chanté doit correspondre au texte expliqué ; l'explication du texte réside dans l'organisation précise des sons. Le chant grégorien devient alors l'explication de la Parole, comme le veut l'Eglise à travers un projet sonore précis.

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3. Une réponse encore plus complète (...) est la suivante : le chant grégorien est la contextualisation liturgique de l'interprétation sonore de la Parole. Cela signifie que la Parole ne doit pas simplement être interprétée et chantée, mais elle doit surtout être contextualisée : autrement dit, la Parole devient événement liturgique, se plaçant ainsi au cœur de l'expérience ecclésiale. Attention : la Parole n'est pas simplement placée dans la liturgie, mais devient elle-même liturgie. Le « chant même de la liturgie » est vraiment « la liturgie même en chant ».
Arrêtons-nous un instant et regardons le chemin que très brièvement nous avons suivi. Nous sommes partis de la Parole, c'est-à-dire quelque chose qui a été confié à l’Eglise, un don ou, si l'on veut, un talent à ne pas enterrer, mais à manipuler, à faire fructifier, à ré-élaborer et enfin à restituer. La « restitution » est un événement sonore qui en communique le sens et devient liturgie. Le donné musical, la composante artistique est fonctionnelle, et même, elle coïncide avec ce projet exégétique. En d'autres termes, le grégorien transmet la pensée de l'Eglise sur ce texte et surtout montre non seulement comment ce même texte a été compris, mais comment il faut le célébrer. Sur ce texte est solennellement prononcé l' « amen » : la vérité en substance en est reconnue.
4. A ce point, nous devons ajouter immédiatement une autre considération dans notre cheminement de compréhension et en réponse à la question initiale : la nature liturgique du grégorien réside dans sa capacité à se structurer en styles et formes précis. Cette étape supplémentaire mérite une prémisse, qu'on peut résumer ainsi : il n'y a pas de liturgie sans forme. La liturgie est l'exact contraire de l'improvisation.
La forme n'est pas apparence, mais, au contraire, révèle la substance ; elle en est le signe, la preuve, la garantie. Nous pouvons même aller jusqu'à affirmer qu'en vérité, il n'y a pas les « chants grégoriens », mais les « formes grégoriennes » propres de chaque chant. Chaque forme se présente, même dans la variété des mouvements mélodiques et rythmiques, selon une nature structurelle précise : et la forme elle-même - autre étape importante de notre chemin - est intimement associée au moment liturgique.
Donc, si je me réfère, par exemple, à un introït (chant d'entrée), je définis automatiquement le moment, la forme, le style de ce morceau. Je définis, dans ce cas, non seulement le chant qui ouvre la célébration de l'Eucharistie, mais je sous-entends qu'il s'agit d'une psalmodie antiphonique (forme) de style semi-orné (composition). Un introït, c'est cela, c'est né de cette façon ; il a cette forme, ce style, ce moule : il ne peut qu'être ainsi, sinon ce n'est pas un introït. Si je dis « graduel », « offertoire », « répons » ou toute autre forme grégorienne, j'identifie toujours des structures précises, et non pas des compositions ou des chants génériques.
Permettez-moi une parenthèse personnelle sur la situation d'aujourd'hui. Je me demande s'il est légitime et quel sens cela peut avoir de faire systématiquement abstraction du principe qui nous a été confié par la tradition liturgique à travers l'antique monodie qui régit depuis des siècles les relations entre la forme musicale et le moment liturgique. Je pense, par exemple, aux chants de l' « Ordinarium Missae », en particulier au « Gloria » et au « Credo », qui, en raison d'une « anxiété assembléariste » généralisée et désormais incontournable, sont devenus ce qu'ils n'ont jamais été, c'est-à-dire des formes responsoriales. Pour faire chanter l'assemblée, avec l'illusion et le grave malentendu d'en promouvoir la participation active, se sont placées de manière indiscriminée des ritournelles faciles (souvent banales) dans tous les coins de la célébration : le misérable résultat final est un aplatissement sur d'improbables formes responsoriales totalement étrangères à la nature de moments liturgico-musicaux depuis toujours pensés autrement par l'Eglise.
Pour en revenir à nous, nous avons pu observer jusqu'à présent comment le texte, pour se faire liturgie, doit subir des passages obligés et ordonnés. C'est cela, la racine du chant liturgique: l'Église, avec le chant grégorien, sculpte à jamais dans la pierre cette nécessité; attention, l'Eglise elle-même ne dit pas qu'il faut toujours chanter le chant grégorien, mais à travers le grégorien, elle nous confie pour toujours une nécessité de parcours. Nous devons être conscients qu'ignorer, ou nier dans la pratique, un principe d'ordonnancement, signifie en réalité contredire la pensée de l'Eglise sur le chant liturgique.
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5. A ce stade, comme si cela ne suffisait pas, nous devons, pour ainsi dire, « abattre l'as ». Oui, parce que je suis convaincu que la chose la plus importante de tout ce parcours n'a pas encore été dite.
La véritable force du chant grégorien, en fait, réside ailleurs, à savoir - de la même façon que ce qui se passe pour l'Ecriture Sainte - dans la vision de l'ensemble. Un morceau de grégorien, tout en possédant toutes les caractéristiques stylistiques et formelles qui viennent d'être mentionnés, tout en ayant subi cette espèce de « traitement » complexe dont j'ai parlé jusqu'ici, serait peu de chose s'il n'était pas inséré dans un projet global, de dimension énorme, qui embrasse toute l'année liturgique et qui se nourrit de relations, d'allusions, de références, en un mot de formules. Je ne peux pas chanter du grégorien, sans savoir, ou du moins sans prendre en compte le fait que chaque chant est une partie vivante de l'ensemble du répertoire, avec lequel il est placé dans une relation sans laquelle la valeur intrinsèque du chant lui-même, serait grandement diminué. Ce n'est que dans le jeu des relations, des références et des allusions, plus ou moins voilées que je peux saisir, à la fois dans le « Grand Code de l'Ecriture » et dans les antiques codes musico-liturgique, le sens d'un épisode, d'une affirmation, d'un fragment musical plus ou moins étendu.
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Le grégorien vit de ces relations : sa matrice culturelle, qui le place dans le temps de la tradition orale, ne peut que se révéler à travers la prodigieuse technique mnémonique. Le grégorien est vraiment le chant de la mémoire. Voici une autre définition possible en réponse à notre première question. La totalité du répertoire, l'ensemble du projet énorme, si méticuleusement pensé et construit, est confié à la mémoire. Ce n'est pas ici l'endroit pour une analyse du parcours historique du chant grégorien, mais il serait bon au moins de se rappeler que les plus anciens témoignages écrits - qui remontent aux Xe et XIe siècles - offrent le témoignage d'un répertoire sans limites, dans lequel c'est la mémoire qui détermine les relations. Chaque pièce grégorienne est un fragment du tout, et ce fragment s'avère fonctionnel à un projet exégétique global. Il me semble pouvoir rapprocher le grégorien de la célèbre image paulinienne du corps humain, où rien ne vit pour soi-même, mais tout est en relation.
Nous avons un peu avancé, et nous avons entrevu des perspectives vertigineuses dans l'élaboration d'un texte sacré. Nous avons donné un regard d'ensemble de haut, et nous avons vu ce que j'aime personnellement comparer à une grande cathédrale. Que pouvons-nous dire devant une cathédrale ? Certes, il est fondamental de connaître le matériau, les techniques de construction, comme il est fondamental de connaître les caractéristiques du texte dans le chant grégorien, de sa provenance à ses qualités phonétiques, à sa prononciation fondée sur des valeurs syllabiques, et ainsi de suite. Que serait toutefois, une cathédrale privée de son projet global, de sa valeur symbolique et allusive ? Le matériau, d'abord brut, puis élaboré, est finalement fonctionnel à une forme créée, à son tour de proportions parfaites, et soutenue par le concept d'ordre, présupposé lui aussi indispensable dans le chant grégorien. C'est l'ordre qui crée la forme et donne les clés de lecture d'un projet. Au fond, comment ne pas penser à la Création elle-même qui, telle qu'elle émerge du récit de la Genèse, semble être le résultat d'une « mise en ordre » avec une sagesse infinie ? (...) »

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